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Morale, instructive et amusante, l’œuvre de Fielding réunit les qualités classiques des grands ouvrages d’imagination qui seront toujours lus. Je voudrais bien donner un ou deux exemples de la solide valeur d’un comique qui offre beaucoup d’analogie avec celui de Molière. Comme lui, Fielding aime à montrer les brusques contradictions qui éclatent entre les idées et les faits, entre ce que nous disons et ce que nous sommes. Le philosophe Square démontrant doctement à Tom, qui a le bras cassé, que la douleur n’est rien de réel, se mord la langue au milieu de son discours : il pousse un cri et lâche un juron. Ainsi, dans Joseph Andrews, le pasteur Adams, qui vient de faire un beau sermon sur la résignation chrétienne, apprend que son fils est noyé et s’abandonne au plus violent désespoir. De même encore, dans Amelia, l’éloge de la constitution anglaise et de la liberté est déclamé avec emphase par un directeur de prison qui est le despote et le tyran des détenus. L’entrepreneur d’un théâtre moral a l’humiliante contrariété de surprendre en flagrant délit de paillardise les personnages de sa troupe. Mais il y a ici plus qu’un contraste plaisant ; il y a la démonstration sensible d’un point très important de la philosophie de Fielding : c’est que l’homme demeure ce que l’a fait la nature, sans que les agens extérieurs, tels, par exemple, qu’un maître ou qu’un livre, puissent rien pour le changer à fond. Il est parfaitement vrai, comme l’a dit M. Taine, que, pour Fielding, « la vertu n’est qu’un instinct, » et que nous naissons bons ou méchans, généreux ou égoïstes, comme le loup naît féroce et le chien affectueux. Le philosophe Square et le théologien Thwackum, qui entreprennent l’éducation de Blifil et de Tom, n’ont pas sur leurs élèves la moindre action morale : l’astuce profonde de Blifil a bientôt transformé en instrumens de ses desseins les maîtres qui croient le diriger ; et, quant à l’influence de Square et de Thwackum sur Tom, on s’en fera une idée juste si on se les représente tous les deux dans la relation où un jour ils se trouvèrent vis-à-vis de lui : le théologien, la poitrine sous ses genoux et rossé à grands tours de bras ; le philosophe, surpris dans le lit de Molly Seagrim.

Tom Jones eut un succès considérable. Lady Montagu écrivit sur son exemplaire : non plus ultra. Les jeunes gens appelèrent Sophie leurs maîtresses, et les jeunes filles donnèrent à leurs bien-aimés le nom de Tom Jones. En France, le succès fut également grand, quoique, par une pudeur singulière, le gouvernement de Louis XV eût d’abord interdit, comme immoral, le chef-d’œuvre de Fielding. La Harpe le proclama « le premier roman du monde. « Il y eut une pièce jouée au Théâtre-Français sous ce titre : Tom Jones à Londres, et un opéra-comique, paroles de Poinsinet, musique de Philidor, où le squire Western chantait l’ariette suivante :