au scandale que sa chasteté fragile a dû causer en Angleterre, puisque le titre seul du roman choquait la rigide décence d’un Richardson, et que les apologistes de l’auteur ont eu d’abord à le justifier longuement, auprès des gens « respectables, » d’avoir pris pour héros un enfant naturel ! En vérité, des livres comme Tom Jones et des écrivains comme Fielding sont un bienfait moral dans un pays où le cant s’est tellement insinué partout qu’on en respire avec surprise le parfum jusque sous des plumes très laïques qui n’ont pas été trempées dans l’encrier des sacristies. Presque tous les critiques anglais ont l’air embarrassé pour juger un personnage dont le cas est pourtant fort net et auquel on rendra toute la justice qui lui est due, si on le regarde simplement avec les yeux mêmes de la pure et sage Sophie. Quelques-uns se sont mis en frais d’indignation déclamatoire. Thackeray se démène comme un furieux : « Odieux polisson à large carrure, il m’irrite ! .. Vraiment la vie a eu trop de gâteries et de douces récompenses pour ce jeune sacripant avec sa mine conquérante ! » Ce sacripant a cependant fait quelque bien : il a détourné sur lui le coup qui menaçait de ruine un pauvre garde-chasse ; il a sauvé un homme attaqué par des brigands et une femme qu’on assassinait ; il a rendu, par une aumône sublime, l’honneur à un criminel d’occasion et le pain à sa famille, qui mourait de misère ; il a décidé le mariage d’un jeune riche avec une honnête fille à qui cette réparation était due ; il a pardonné enfin à Blifil, conduite magnanime et seul espoir de réveiller peut-être la conscience d’un pareil coquin. Il serait un peu fort que tant d’actions utiles et belles eussent moins de poids dans la balance que trois femmes légères, auprès desquelles le pauvre garçon a eu le tort de chercher quelque consolation à l’épreuve d’une longue et peut-être éternelle séparation d’avec sa Sophie. C’est jouer sur les mots que de lui chicaner le titre de héros de roman, parce que la faiblesse de la chair n’est pas quelque chose d’héroïque. Fielding a répondu d’avance à cette niaiserie, avec son bon sens habituel, lorsqu’il place sur le passage de Tom la belle et provocante Molly Seagrim : « Elle se comporta de telle sorte, que le jeune homme aurait eu trop ou trop peu d’un héros, si ses efforts étaient restés sans succès. » Ni Molly Seagrim, ni la maîtresse du capitaine Waters ne sont des cas pendables, et Sophie, en pleurant, les a eu bientôt pardonnes.
Mais il n’en est pas de même du cas de lady Bellaston. Celui-là, Sophie ne l’aurait peut-être jamais digéré, si l’obéissance filiale n’était venue au secours de l’amour blessé jusque dans l’âme, et si le bonheur de faire enfin plaisir à sa vieille girouette de père par une soumission qui, après tout, n’était pas des plus pénibles, n’avait triomphé de son dégoût. Pour dire la chose dans toute sa