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être et, sans aucun doute, il a été naturel et vrai en comparaison de ses prédécesseurs, mais non pas en comparaison de Molière et de Racine, qui lancent précisément contre lui l’éternel appel à la nature. Voltaire a pu se flatter, non sans raison, d’être, par certains progrès qu’il a fait faire au drame, plus fidèle à la réalité que Racine. Le romantisme, qui nous semble aujourd’hui si peu naturel, crut être et fut en effet, dans une mesure considérable, une restauration de la nature de plus en plus absente des formes conventionnelles de l’art classique ; mais les réalistes de l’école de Balzac montrèrent aux romantiques qu’ils idéalisaient faussement la nature et qu’eux seuls savaient l’imiter, jusqu’au jour où un naturalisme nouveau, plus large et plus humain, vint à son tour apprendre aux réalistes de la première manière que leur prétendu naturel n’était que l’affectation systématique de peindre exclusivement les laideurs de l’humanité, et que cette représentation même, ils la dénaturaient par leur ironie superficielle ; car la sympathie seule et l’amour sont capables d’aider le poète à descendre jusqu’au fond de certains abîmes où la nature, si infime et si abjecte qu’elle paraisse, est encore digne d’intérêt.

Sous la réserve de cette remarque importante, la prétention de Fielding est fondée. Il a, en général, exactement observé la nature, et, à cet égard, il fait époque, il ouvre une ère nouvelle dans l’histoire du roman. Presque tous les personnages de Tom Jones sont moralement vrais, et plusieurs même sont bien vivans. Dans l’invention des faits, si l’on écarte comme une superfétation pure et simple l’histoire de l’Homme de la Montagne, regrettable concession à l’imagination romanesque du XVIIIe siècle, on trouvera que l’auteur suit la nature aussi, bien qu’il se permette un peu trop souvent ces occurrences naïves et extraordinaires qu’à la rigueur la réalité peut offrir, mais que les réalistes scrupuleux dédaignent comme peu conformes au cours accoutumé des choses. La composition de cet amusant ouvrage, imparfait seulement parce qu’il est trop long, est une merveille d’adresse et d’ingéniosité ; pas un lecteur de Tom Jones n’a pu deviner, avant la fin, de qui l’enfant trouvé était fils, et pourtant, quand le mystère de sa naissance se débrouille, tous les faits antérieurs s’éclairent d’une lumière qui explique l’histoire dans chaque détail et nous la fait paraître la plus naturelle du monde. La multiplicité des personnages, la variété des tableaux et des scènes, si étrangères à nos habitudes françaises de concentration et qui font différer les romans des deux peuples de la même manière que leurs théâtres, n’empêchent pas le héros et l’héroïne, Tom Jones et Sophie Western, d’occuper toujours le premier plan.

Le comique de Fielding est d’une qualité tout à fait supérieure ;