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du second lit, et, selon le cours ordinaire des choses, le fils du premier lit fut négligé. La pension sur laquelle il vivait cessant de lui être servie, il interrompit ses études de droit, quitta Leyde et se rendit à Londres, résolu à se faire par sa plume une existence indépendante.

C’était un géant de plus de six pieds de haut, dont il est assez difficile de reconstituer les traits primitifs d’après le portrait que Hogarth a fait de lui, et de mémoire encore, quand il avait perdu toutes ses dents et touchait à sa fin ; mais nous possédons un autre portrait de Fielding de la main de l’écrivain lui-même, car il n’est pas douteux qu’il a fait allusion à sa propre personne au XIe livre d’Amelia, dans cette esquisse du capitaine Booth : « Un nez en trompe d’éléphant, des épaules de portefaix, et les jambes d’un porteur de chaise. « Il avait une santé solide, jusqu’au moment où la goutte, héréditaire dans sa famille et trop favorisée par ses mœurs, vint miner sa constitution ; mais c’est justement alors que sa force de résistance et sa vitalité paraissent admirables. Un de ses traits les plus caractéristiques est l’amour de la vie : entendez par là le goût vif de tous les plaisirs que la vie procure à qui sait en user ; la faculté de jouir du moment présent sans se faire de soucis au sujet du lendemain ; enfin la simple joie de vivre, en dépit de tous les maux et de toutes les calamités qui seraient pour d’autres autant de raisons de haïr la vie et d’aimer la mort.

C’est dans le théâtre que Fielding chercha d’abord sa voie et ses moyens d’existence. De 1728 à 1737, il écrivit une trentaine de pièces en vers et en prose, comédies, farces, satires littéraires ou politiques, traductions de Molière, imitations de Congreve et de Wycherley, dont aucune n’a su prendre et garder sa place au répertoire dramatique de l’Angleterre et que de rares curieux lisent seuls aujourd’hui. Ce n’est pas qu’elles soient ennuyeuses. Swift disait n’avoir ri que deux fois dans sa vie : de l’un de ces deux rires si extraordinaires une pièce de Fielding a eu l’honneur. Mais elles n’ont pas un fond assez original, ni une forme assez élaborée. Productions hâtives de l’industrieuse nécessité plutôt qu’ouvrages de l’art, lady Montagu disait d’elles que l’auteur les aurait presque toutes jetées au feu, « s’il avait pu se procurer viande et pain sans argent, et argent sans écrivailler, » et Fielding avouait lui-même qu’il avait quitté la carrière dramatique à l’âge où, son apprentissage du métier venant seulement de finir, il aurait dû faire ses débuts. Je ne dis rien d’une licence de mœurs et de langage, qui peut constituer aujourd’hui un attrait pour la curiosité de notre érudition, mais qui fut parfois excessive au point de scandaliser le public même de cette époque peu prude. Au surplus, la faiblesse de Fielding dans l’ordre dramatique accuse moins l’insuffisance