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Cependant la clarté de Fielding n’est point cette pauvreté spirituelle et morale des natures tellement simples qu’un trait superficiel suffit presque pour les décrire. On s’y est trompé quelquefois, et sa bonne renommée a un peu souffert, comme sa gloire, des définitions et des jugemens sommaires qui sont l’éternelle tentation de la critique. Parce qu’il présente avec Richardson, son grand contemporain, une antithèse naturelle, un contraste bien tranché à beaucoup d’égards, on les a opposés l’un à l’autre trop absolument comme le réaliste à l’idéaliste, et, afin de rendre l’opposition encore plus frappante, on a rétréci et faussé le caractère du réalisme de Fielding en n’en signalant que les parties plus ou moins grossières et basses au détriment de la belle et large humanité qui le distingue surtout. On n’a pas moins dénaturé l’idée de sa personne morale. Parce que Fielding a vécu d’une vie singulièrement intense, épuisant jusqu’à la lie toutes les jouissances amères, mais aussi toutes les fortifiantes épreuves où l’expérience se forme et où se trempe le caractère ; parce que sa robuste et riche maturité est sortie d’une jeunesse insouciante et dissipée, on l’a tenu pour jeune et fou jusqu’à la fin et on n’a voulu voir que la première moitié de l’image qu’il nous offre d’un homme vraiment complet et de tous points conforme au type normal maintes fois retracé par les philosophes et par les poètes. Parti pris d’autant plus injuste que les seuls ouvrages de Fielding qui aient survécu sont les fruits sérieux de son âge mûr et que toute la folle avoine de sa jeunesse est envolée et oubliée.

Il a paru en Angleterre depuis une dizaine d’années plusieurs travaux sur Fielding, trois surtout qui me serviront de guides principaux dans l’étude que j’entreprends à mon tour : d’abord, un substantiel et savoureux essai de M. Leslie Stephen dans le troisième volume du recueil d’articles qu’il a intitulé : Hours in a library ; puis, une magistrale introduction du même auteur à la grande édition de Fielding en dix volumes ; enfin, dans la collection des English men of letters, une sobre et précise biographie critique de M. Austin Dobson. À ces trois études récentes, il n’est que juste d’ajouter la très consciencieuse et laborieuse Vie de Fielding de Frederick Lawrence, ouvrage plus ancien, mais utile encore, que les derniers biographes me semblent estimer trop au-dessous de sa valeur.


I

Né en 1707, Henry Fielding était un des enfans du général Edmund Fielding qui combattit sous Marlborough, et il descendait d’une famille alliée à l’illustre maison de Habsbourg. Dans le cercle de