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serfs que la noblesse prélevait pour les affecter d’une façon permanente à son service propre.

Le recrutement se trouvait réduit, pour le surplus, au prolétariat urbain, et surtout au prolétariat agricole. C’était de là que provenait presque exclusivement la portion non mercenaire de l’armée prussienne ; elle en formait environ les deux tiers.

Le troisième tiers se composait de ce qu’on appelait les étrangers : les Aüslander, — mot assez impropre, car ces mercenaires se recrutaient en partie à l’intérieur.

Le dernier règlement du recrutement de 1792 n’avait point modifié cette organisation. Il avait maintenu à l’armée son caractère mixte ; il avait maintenu les exemptions ; il avait seulement fixé à vingt années la durée du service militaire obligatoire, qui était auparavant illimitée.

Les élémens dont se composait l’armée, dégradés dans l’opinion et dans la réalité par le contact avec le ramassis de vagabonds qui en constituait la partie mercenaire, n’étaient point relevés par le régime auquel ils étaient soumis : c’était celui de la brutalité la plus avilissante et la plus cruelle.

Plus d’un malheureux avait laissé la vie dans cette exécution hideuse que l’on appelait la Gussenlaufe. Le soldat, qui souvent n’avait commis d’autre crime qu’une tentative pour recouvrer sa liberté, avait à parcourir, jusqu’à trente fois en deux jours, des rues humaines où deux cents baguettes, trempées dans l’eau salée, le frappaient, l’ensanglantaient et mettaient sa chair en lambeaux. Les jambes liées, pour qu’il ne pût hâter sa course, une balle de plomb dans sa bouche pour étouffer ses cris, il s’affaissait souvent au milieu de son martyre. On l’attachait alors à un pilori, et l’on amenait jusqu’à lui les instrumens d’un supplice dont on ne voulait rien lui épargner. Les deux tiers des mercenaires avaient subi ces tortures, plus d’un y avait laissé le dernier souffle, et aux yeux de la population civile, témoin journalier de ces barbaries, la vie militaire était devenue un objet d’horreur. Un habitant de la ville n’eût point voulu s’asseoir à la même table d’auberge qu’un soldat, et Kant lui-même déclarait indigne de tout intérêt l’homme qui avait pu se plier sans résistance au métier de soldat. Cet édifice artificiel ne tenait que par la contrainte journalière ; les désertions constantes n’étaient point seulement réprimées avec cruauté, on s’efforçait de les prévenir : une moitié des garnisons était occupée à garder l’autre. A chaque instant l’alarme était donnée ; les postes préparés à l’avance et chargés de cette mission spéciale s’ébranlaient au premier signal et saisissaient presque infailliblement le fugitif.