Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 101.djvu/392

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

La comtesse Diane se montrait plus occupée de littérature que sa belle-sœur, et l’invitait un jour à lire l’Iliade. Celle-ci répondit en riant qu’elle connaissait à merveille le poète grec et s’en tenait à ce vers :


Homère était aveugle et jouait du hautbois.


Voilà le genre, et les hommes se mettaient à l’unisson. Ce devait être chose facile, car à l’exception de quelques-uns, leur brillante médiocrité, leur réelle ignorance, les condamnaient à ne penser, dire et faire que de jolis riens. En 1781, Mme de Polignac, étant enceinte, pria Mme de Boufflers de lui louer sa maison d’Auteuil, célèbre par ses jardins à l’anglaise. Mme de Boufflers, qui voulait refuser sans désobliger la favorite, répondit par les vers de Junie à Néron dans Britannicus :


Tout ce que vous voyez conspire à vos désirs…


La duchesse les ayant montrés à ses flatteurs, ils les déclarèrent tout d’une voix pitoyables, croyant que Mme de Boufflers les avait faits. « J’en suis fâché pour le pauvre Racine, remarqua celle-ci, ils sont de lui. »

Ainsi glissait vers l’abîme une société gracieusement frivole, qui mit un rempart de fleurs entre elle et le monstre, sourde aux avertissemens des sages, insouciante des remèdes, incapable, même après l’expiation, de faire son mea culpa, de comprendre pourquoi elle était frappée. Brusquement elle allait passer de la fortune à la confiscation, d’une plaisanterie à la guillotine, d’une fête aux détresses de l’émigration. Comment aurait-elle senti la nécessité d’une révolution qui, à ses yeux, n’avait d’autre résultat que de la ruiner et la tuer, que d’installer des abus agréables au plus grand nombre au lieu d’abus agréables au petit nombre ? Comment, à travers les proscriptions et les massacres, à travers les événemens formidables, grandioses, qui se déroulèrent pendant vingt-cinq ans, aurait-elle deviné les bienfaits qui naîtraient de tant de misères, la liberté, l’égalité devant la loi, le respect des faibles et des humbles, l’amour de la patrie pénétrant l’âme de chacun, devenu indépendant des formes de gouvernement, et, malgré les incertitudes de l’avenir, malgré les poussées tumultueuses d’une démocratie sans frein, la confiance légitime dans le progrès par le sentiment de la tolérance, la solidarité humaine, le retour aux idées spiritualistes ?


VICTOR DU BLED.