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comme celui-ci, après un sermon de l’évêque de Senez contre les scandales "de la cour, remarquait que le prédicateur jetait des pierres dans le jardin du maréchal : « Sire, n’en serait-il pas tombé quelques-unes dans le parc de Votre Majesté ? »

C’est un homme auquel la fortune sourit presque constamment : populaire dans son gouvernement de Guienne, à Bordeaux, où il déploie un faste inouï, et donne des fêtes où la comtesse d’Egmont, sa fille[1], « qui a toutes ses grâces sans avoir aucun de ses vices, » fait les honneurs avec un charme incomparable, idole du public pendant de longues années, déçu d’ailleurs dans son ambition de devenir premier ministre, général plus brillant qu’habile, aimé de ses troupes qui le surnomment le Père la Rapine, en souvenir de ses exactions, sachant à merveille employer le ressort de l’honneur sur l’esprit du soldat : ainsi, à Minorque, il fait mettre à l’ordre du jour que les ivrognes (très nombreux au camp) ne monteront point à l’assaut ; tous aussitôt deviennent des modèles de tempérance. Il avait pris en grippe sa première femme Marie-Anne de Noailles, et fut mis à la Bastille pour sa conduite mauvaise ou insuffisante envers elle ; on la lui amenait une fois par semaine, et, selon la chaleur ou la froideur de l’accueil, le gouverneur adoucissait, aggravait le régime du prisonnier. Et plus tard, le vieux maréchal, avec la plus étonnante désinvolture, racontait lui-même ses infortunes conjugales, son observation si comique lorsqu’il surprit la duchesse en tête à tête fort vif avec son écuyer : « Songez, madame, à l’embarras où vous vous seriez trouvée si tout autre que moi fût entré ! » cet autre mot, presque grandiose à force de cynisme, quand, devenu veuf, et voulant épouser Mlle Elisabeth de Lorraine (mais la chose était encore secrète), cet écuyer, espérant sans doute qu’il avait oublié, vint le supplier de le reprendre à son service : « D’où savez-vous donc que je me remarie[2] ? » Mlle de Lorraine, cette figure idéale de tendresse et de pitié, avait produit sur lui la plus vive

  1. Sur la comtesse d’Egmont, lire l’excellent travail de la comtesse d’Armaillé, in-18 ; Perrin, 1890. — Duc de Lévis, Souvenirs et Portraits. — Mémoires de Bachaumont. — Mémoires du maréchal de Richelieu, par Soulavie. — Vie privée du maréchal de Richelieu. Paris, Buisson, 1791.
  2. Les femmes avaient pu le rendre sceptique sur les femmes, mais il était d’un naturel passionné et plus porté qu’on ne pense aux entreprises romanesques. On parlait de lui dans un cercle, et beaucoup d’affirmer qu’il n’a pas de cœur, qu’il n’est qu’un roué de la pire espèce. « Vous le traitez bien durement, proteste la marquise de Saint-Pierre ; moi, je connais une femme pour laquelle il a fait trois cents lieues à cheval. » Là-dessus, elle entame le récit de l’aventure à la troisième personne, puis, gagnée par la chaleur de la narration, elle ajoute : « Il arrive à son hôtel, entre au salon, la prend dans ses bras, l’emporte dans la chambre… et nous y sommes restés trois jours. »