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dans le Journal des Dames[1], avec la lettre qu’elle lui répondit : elle ne se tient pas d’indignation, car elle déteste le bel esprit. Le déteste-t-elle tant que cela ? N’est-ce pas une certaine forme, l’abus du bel esprit, qui lui déplaît, et l’histoire même de ses amitiés ne protesterait-elle pas contre une telle affirmation admise sans réserve ? Ce qu’il faut reconnaître d’ailleurs, c’est qu’elle a la vigueur, la sobriété et l’énergie des bons écrivains, qu’elle bannit de son style le jargon, le galimatias amphigourique et sentimental, et qu’on peut la ranger parmi nos classiques, tout près de Mme de Sévigné.

Introduit par elle auprès de Voltaire, de l’Isle passe quinze jours à Ferney et devient un favori. Le patriarche n’a jamais vu homme plus nécessaire à la société que ce dragon-peintre, si joufflu, si gai, dont les bontés en prose, en vers et en doubles-croches, font la consolation de sa vie. En effet, le chevalier sait regarder et écouter : la ville ne lui cache pas les maisons, les arbres ne lui dissimulent point la forêt. « Nous sommes tous de l’Isle à Ferney, écrit Voltaire. Quand vous serez dans ce vaste tourbillon, vos lettres me tiendront lieu de tous les plaisirs qu’on cherche dans le fracas du monde. Je verrai mieux ses sottises par vos yeux que par les miens qui sont très affaiblis par mes quatre-vingts ans. Écrivez-moi de Paris, et je renonce à Paris. » (On pressait beaucoup Voltaire de venir badauder à Paris.) Un instant même, il se flatte que de l’Isle a fait sa paix avec Chanteloup, et son remercîment a bien de la grâce. « 4 juillet 1774. — Si j’avais le malheur d’être roi, monsieur, j’aurais assurément le bonheur de vous prendre pour mon premier ministre, car vous êtes le seul qui me diriez la vérité. La plupart des personnes qui me font l’honneur de m’écrire ne me mandent que des bagatelles, ou des bruits populaires, ou des contradictions. Mais n’étant qu’un particulier, très particulier et dans un état assez triste, je vous ai la plus grande obligation d’avoir bien voulu, en preux chevalier, rompre une lance en ma faveur dans le château enchanté d’où vous venez. J’ai été affligé, tourmenté, accablé pendant trois ans ou environ, de la détestable idée qu’on avait conçue de ma prétendue inconstance, moi qui me pique d’être le plus constant des hommes. Vous me soulagez d’un poids insupportable. Je n’ai point de termes pour marquer ma reconnaissance. Si jamais on vous dit que j’ai été

  1. Dans une lettre à Riocour, de l’Isle rapporte l’incident et donne connaissance à son parent d’un logogriphe de la marquise ; le mot est noblesse.
    Quoique je forme un corps, je ne suis qu’une idée ;
    Plus ma beauté vieillit, plus elle est décidée.
    Il faut, pour me trouver, ignorer d’où je viens ;
    Je tiens tout de celui qui réduit tout à rien.