Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 101.djvu/356

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

âme. Peu à peu le mal l’envahit ; son sang se décomposait. Une petite maladie se joignit à ce mal si grave, maladie dont l’influence sourde lui retira graduellement ses forces et peu à peu l’assoupit jusqu’à l’heure où il entra dans son dernier sommeil. Le 2 mars 1864, il s’éteignit sans agonie. Ainsi la mort a été clémente à cet homme excellent.

J’ai passé plusieurs années de ma vie près de M. Alaux. J’ai pu apprécier l’artiste et ses ouvrages ; j’ai vu le directeur de l’école de Rome à l’œuvre, et j’ai éprouvé l’ami. Placé sous son autorité, j’ai traversé avec lui des circonstances difficiles et je n’ai cessé de l’approcher jusqu’à la fin de sa vie. J’ai été de sa part l’objet d’une affection particulière, et je puis dire qu’il m’a fait tout le bien que je pouvais recevoir de lui. J’ai donc connu M. Alaux tout entier, et l’ayant beaucoup connu, je l’ai beaucoup aimé.

Il faut être éclairé par l’affection pour bien juger certains hommes : la froide équité ne nous suffit pas pour apprécier leur mérite. La sympathie doit venir en aide à la raison. Et bien loin qu’elle engendre la partialité, elle aide à la clairvoyance, si elle est née d’une connaissance approfondie, si elle est inspirée par l’estime et le respect.

Il m’a toujours semblé que l’opinion n’avait pas été juste pour M. Alaux, et que ses contemporains ne lui avaient pas donné la part de haute estime qui lui était due. Sans doute, il n’a guère désiré que le bruit se fît autour de son nom ; il ne parlait ni de ses œuvres ni de ses actes qui, peut-être, ne répondaient pas assez à son ambition élevée et pure. Les natures fières et modestes, sur lesquelles le regard est exposé à glisser, ont souvent un fond très riche. On est enclin à les traiter avec froideur parce qu’elles se réservent ou se méconnaissent. Le monde se met aisément d’accord avec ceux qui font bon marché d’eux-mêmes, et la destinée, sans aucun souci d’avoir à se justifier, désigne les uns pour une renommée éclatante, les autres pour être l’objet d’une indifférence pire que l’oubli. Nous ne devons pas souffrir qu’un pareil tort soit fait à la vérité.

Je m’étais toujours promis de rappeler l’attention sur l’artiste éminent, sur l’homme de cœur, sur le directeur de l’académie de France à Rome en 1849, qui a été notre excellent guide. Et maintenant je me demande si, dans ce que j’ai dit de lui, j’ai bien gardé la mesure. Je m’interroge et mon cœur me dit que je ne l’ai point faussée. Mais si je ne me suis trompé, j’ai du moins senti se fortifier en moi par le commerce rétrospectif que je viens d’entretenir avec lui deux sentimens profonds : l’amour de mes maîtres, dont la meilleure part lui revient, et l’amour de la jeunesse, qu’il savait inspirer par l’exemple.


EUGENE GUILLAUME.