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mieux et se taisant sur ce qu’il avait pu faire de bien. Il ne se plaignait ni du temps ni des hommes, ce qui eût été une manière de se louer ; il semblait qu’il réservât toutes ses forces pour louer autrui. Avec cette faculté d’admirer, il restait jeune dans sa vieillesse toute consacrée au culte des œuvres de génie. Les maîtres de la peinture, et parmi les derniers venus David et Ingres, étaient les sujets habituels de sa conversation. De même, les beautés littéraires trouvaient en lui un admirateur passionné. Mais c’était surtout la poésie dramatique qu’il aimait, et sa prédilection était pour les anciens. Il avait toujours près de lui quelque volume d’Eschyle, de Sophocle ou d’Euripide. Il possédait plusieurs traductions de leurs œuvres et entre autres une en vers, la Grèce tragique de M. Léon Halévy, dans laquelle il aimait à suivre, en leur variété, les rythmes des œuvres originales. M. Alaux en a tiré plusieurs esquisses, restant ainsi fidèle à ce goût pour le théâtre qu’il avait apporté de sa province et qu’il tenait d’une sorte d’hérédité. La reprise d’Orphée, en 1859, fut un événement qui éclaira vraiment les dernières années de sa vie. Il assista à plusieurs représentations du chef-d’œuvre de Gluck. Cette musique, interprétée par une artiste de génie, le pénétrait d’une indicible émotion. En l’écoutant, son bonheur était d’autant plus vif qu’il y retrouvait les impressions de sa jeunesse. Pendant longtemps Orphée n’avait cessé de figurer au répertoire de l’opéra. De 1809 à 1812, M. Alaux avait pu l’entendre interprété par Nourrit père et par Mme Branchu ; et en 1829, Adolphe Nourrit, qu’il avait beaucoup connu, y avait paru avec un très grand succès. Ces souvenirs le ramenaient aux plus belles années de sa vie. Mais Mme Viardot dépassait l’idée qu’il s’était faite d’Orphée et exaltait son admiration. On peut dire que cette belle fable berça ses dernières années. Eurydice perdue, retrouvée et perdue encore, lui inspira les compositions les meilleures qu’il ait faites. En vérité, il était touchant de voir le vieil artiste, accablé par l’âge et par l’infirmité, mais l’imagination toujours en travail, dessiner sans relâche. Il le faisait d’une main parfaitement sûre et délicate. Je ne puis oublier ces croquis si fraîchement crayonnés sur un papier brunâtre et si heureusement relevés de blanc. Assis devant une petite table près de la fenêtre, silencieux, il poursuivait sa tâche, cherchant à rendre les scènes dans lesquelles Gluck a évoqué les âmes bienheureuses. Il y revenait encore dans les derniers jours de sa vie, attendant sa fin sans impatience et sans crainte, trouvant sa force dans la religion, à laquelle il mêlait les douces fictions de l’art.

Tout près du terme fatal, il restait toujours le même. Déjà il ne parlait plus, mais il gardait, dans l’accueil, cet accord du regard et du sourire qui témoignait de sa bonté et de la sincérité de son