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A mesure qu’on avance dans la vie, au moment où l’on sent qu’elle tourne à son déclin, il y a comme un renouvellement des affections de la jeunesse. Les souvenirs prennent une force plus grande. Ils s’élèvent du fond de l’âme et ils la remplissent, au défaut de l’espoir qui s’éteint, d’une clarté pénétrante. On pense à ceux qui vous ont tendu la main, qui vous ont introduit dans la carrière ; on les voit plus clairement que s’ils étaient vivans : c’est leur esprit même qui vous apparaît et que l’on aime. Alors, on comprend mieux ce qu’ils ont valu et on voudrait qu’ils fussent honorés comme ils méritent de l’être. On souhaite qu’ils soient connus de tous, comme ils le sont de nous-mêmes. Et si nous croyons que le monde n’a pas été équitable envers eux, nous en appelons de ses jugemens. Heureux ceux qui sont restés les amis de leurs maîtres ! En vieillissant, ils s’aperçoivent que la reconnaissance qu’ils leur ont gardée est un des meilleurs sentimens qu’ils aient portés dans la vie. Mais cela ne leur suffit pas. Ils ont besoin de dire ce que ces amis de leur jeunesse ont fait, ce qu’ils leur doivent.

C’est ainsi que j’ai été conduit à écrire cette notice. Je remercie le directeur de la Revue qui me permet d’acquitter ici une dette, de remplir un devoir.


I

M. Jean Alaux naquit à Bordeaux en 1785. Il était fils d’un peintre et le second de quatre frères qui tous furent peintres à leur tour. Son père était un de ces artistes comme la province en avait beaucoup au siècle dernier : c’était un homme habile à faire toutes sortes d’ouvrages et qui trouvait aisément à s’employer dans un pays que ses intendans rendaient magnifique. Peut-être découvrirait-on dans quelques vieux hôtels de la ville des œuvres de sa main, comme on en a trouvé du père d’Ingres à Montauban. M. Alaux, le père, semble s’être surtout occupé de décoration. Le Grand-Théâtre, chef-d’œuvre de l’architecte Louis, était alors dans sa nouveauté et devait faire appel à des talens comme les siens. Tous les arts étaient en grand honneur à Bordeaux. Parmi les métropoles de nos provinces, il n’en était pas dont les habitans montrassent plus de passion pour les choses du savoir et de l’esprit, et chez eux ce goût très vif est encore aujourd’hui le même. Non-seulement la capitale de la Guyenne avait son académie des sciences et des lettres sur laquelle Montesquieu a jeté tant d’éclat, mais encore elle se faisait gloire de son académie de peinture, sculpture et architecture civile et navale. Celle-ci avait le mérite de réunir les trois arts du dessin, tandis qu’à Paris les architectes étaient constitués en une compagnie séparée. Du reste,