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étudians de Faust poursuivent les filles du peuple, dans la chambre de Marguerite, ou au rendez-vous de Hetty (Adam Bede). Une mère de famille ne mettra pas sans inquiétude le Faust de Goethe dans la bibliothèque de ses enfans. Si nous voulons respecter chez les-jeunes gens l’évolution naturelle et calme des facultés, continuons de demander aux idées grandes et larges de Tacite, de Cicéron, de Virgile, une base d’instruction solide et simple, au lieu d’initier les enfans, — comme l’a proposé M. Lockroy quand il était ministre de l’instruction publique, — aux littératures des civilisations vieillies, compliquées, raffinées, de les mettre en tête à tête avec Shakspeare, avec Tennyson, avec Shelley, que les Anglais eux-mêmes ont peine à comprendre[1].

L’étude des littératures modernes, si tourmentées, outre qu’elle est médiocrement salutaire aux esprits qui se forment, serait un fort mauvais moyen de conserver à notre langue même ses qualités originales, qui sont en grande partie latines. Il est sage de fournir au jeune homme des formes de langage et de style plus stables que celles de notre époque, où les écoles se succèdent avec une extrême rapidité, suivant les modes, suivant les systèmes philosophiques en faveur ; c’est une véritable tourmente qui pourrait risquer d’emporter le pur français, de faire perdre à notre langue sa belle clarté et sa transparence intellectuelle. Il y a déjà assez de fermentation dans notre littérature contemporaine, nous avons assez de décadens, de symbolistes, de naturalistes à outrance, sans hâter nous-mêmes la dissolution des lettres françaises par une éducation bariolée d’anglais, d’allemand, d’italien, d’espagnol et d’arabe. On ne fait pas l’instruction des peintres, des sculpteurs et des musiciens en leur faisant étudier les œuvres d’art les plus récentes et les plus raffinées, mais bien celles qui offrent les qualités classiques de forme, de composition, de style ; sans ces qualités il n’y a point de grand art, et c’est sur elles que tout le reste doit se greffer. On fait étudier les « vieux maîtres, » les Raphaël et les Vinci, les Bach et les Mozart, comme les Phidias et les Praxitèle. Le jour où l’éducation des artistes, en France, renoncerait à cette tradition, notre supériorité dans l’art et dans les industries d’art aurait bientôt

  1. Du vivant de Robert Browning, une société s’est fondée en Angleterre, ayant à sa tête l’éminent philologue Furniwal, pour expliquer et interpréter Browning. Le révérend Kirkman, prononçant le discours d’inauguration de la société, divisait, sans aucune intention d’épigramme, l’œuvre du poète en deux parties : les poèmes que l’on comprend et ceux que l’on ne comprend pas : « Là où Browning est obscur, c’est par excès de lumière. » Tennyson aussi, de son vivant, a ses commentateurs, ses scoliastes : ils Tout leur étude de ce qui est obscur, leurs délices de ce qui est inintelligible. Chez nous, nous n’avons pas de scoliastes même pour des pièces comme la Bouche d’ombre de Victor Hugo : cela est trop clair, il n’y a pas encore assez d’ombre dans cette bouche.