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premiers mots usuels d’une langue étrangère, qu’ils apprendront plus tard sérieusement, lorsque la nécessité les y obligera. Mais ils ne sauront la parler, en définitive, qu’après un séjour à l’étranger[1], ou par la fréquentation journalière des étrangers. Vous aurez donc supprimé l’étude littéraire du latin pour n’obtenir ni une connaissance littéraire ni une connaissance commerciale des langues modernes. Apollon et Mercure ne seront pas plus satisfaits l’un que l’autre.

Lisez les considérations pleines de finesse que contient le rapport de M. Bossert sur l’enseignement des langues vivantes, vous reconnaîtrez que celles-ci ne sauraient fournir les « équivalens » des langues mortes dans l’éducation. Le premier point, selon M. Bossert, c’est la prononciation. Le mot parlé doit, du moins au commencement, « précéder toujours le mot écrit. » Le professeur le dit d’abord devant la classe, Father ou Vater ; il le fait dire ensuite par plusieurs élèves mécaniquement, « ou même par tous les élèves ensemble. » C’est seulement ensuite que le mot écrit apparaît au tableau. Dans les mots de plusieurs syllabes, on se rend maître d’abord de la syllabe accentuée, âme du mot, la seule que les étrangers prononcent avec force. C’est « sur la bouche du maître » que l’élève doit lire le mot. En outre, ce sont les mots usuels et familiers qui ouvrent la marche. Le thème, et le thème tout pratique, est « l’exercice essentiel ; » la version est secondaire, parce que, dans la version, « ce n’est plus l’allemand ou l’anglais, c’est le français qui paraît être le but. » Il faut donc tâcher de « converser » en anglais et en allemand. Bref, le but de cette étude « classique » est le manuel de conversation, qui deviendra la bible des lycées modernes. » — « Il est à peu près admis aujourd’hui, dit M. Bossert, qu’on apprend surtout le latin pour mieux savoir le français, » — point de vue étroit, selon nous, et discutable. « S’il fallait, ajoute M. Bossert, appliquer la même règle aux langues vivantes, mieux vaudrait peut-être les rayer du programme. » L’aveu est bon à noter. De deux choses l’une, en effet : ou les élèves arriveront à parler et à lire couramment les langues vivantes, et alors la lecture courante des textes étrangers n’aura pas une valeur pédagogique supérieure à la lecture des textes en langue maternelle ; ou les élèves traiteront les langues vivantes de la même manière que les langues mortes, et alors, qu’aurez-vous gagné ? — « Eh quoi ! dit lui-même M. Bossert, se frayer laborieusement un chemin à travers la conjugaison et la déclinaison des langues germaniques, s’orienter dans les détours de la construction, dans la forêt touffue du vocabulaire, pour ne trouver au bout qu’un nouveau terme de comparaison avec la langue maternelle !

  1. Séjour fort utile, nécessaire même, pour le grand commerce et la grande industrie.