Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 101.djvu/237

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

racheter ses rudesses par un dévouement aveugle et à se faire de la faveur du prince un bouclier contre des adversaires jaloux de son crédit. M. le baron Haussmann raconte lui-même dans ses Mémoires sa carrière, ses opérations, son règne à l’Hôtel de Ville avec une sorte de candeur prolixe et un peu banale. Il ne met peut-être pas beaucoup de tact ni de mesure dans ses révélations sur ses rapports avec celui qu’il appelle encore : « Mon maître ! » Il ne se doute pas qu’il dit parfois des riens avec solennité, que des récits plus simples, plus sobres, n’auraient pas été un témoignage moins instructif sur cette période de l’histoire française.

Tout cela est passé. L’empire est déjà loin, M. Haussmann n’est plus depuis longtemps à l’Hôtel de Ville. Que reste-t-il donc ? Ce qu’a fait M. Haussmann n’a pas péri sans doute dans les convulsions et les réactions de la politique : on n’a même trouvé rien de mieux que de le continuer, de l’étendre, et c’est ce qui expliquerait comment le nom de l’ancien préfet de la Seine a gardé malgré tout quelque prestige, comment il est encore inscrit, en dépit de tous les changemens capricieux, sur un boulevard de Paris ; mais ce qu’il y a de plus curieux, ce qui pourrait être la moralité de ces Mémoires, de toutes ces choses du passé qu’ils racontent, c’est qu’il n’est pas bien sûr que les procédés inaugurés par le grand révolutionnaire de l’édilité aient disparu de l’Hôtel de Ville. Ce n’est point certes le préfet d’aujourd’hui qui ressemble à l’ancien ; ce qui reste d’un préfet à Paris n’est plus qu’une ombre errante, à la recherche d’un domicile qu’on lui dispute. C’est à tout prendre le conseil municipal qui est l’héritier le plus vrai et le plus direct, l’héritier arrogant du préfet d’autrefois, qui a reçu de lui le goût de l’omnipotence et des entreprises coûteuses, l’art de jouer avec les lois et de dépenser sans compter. Chose singulière ! depuis près de vingt ans, ceux qui nous gouvernent, législateurs, ministres ou édiles ne cessent de s’élever contre l’empire : ils ne font que l’imiter dans ses procédés de gouvernement, dans ses abus, dans ses excès de dépenses, dans ses fantaisies discrétionnaires, — avec cette unique différence que ce qu’on faisait autrefois dans un intérêt dynastique, on le fait aujourd’hui dans un intérêt de parti, de domination républicaine ou radicale. L’empire et ses hommes ont disparu, le système a survécu ; il s’est infiltré partout, et c’est ainsi que les révolutions emportent les gouvernemens, changent l’apparence des choses, bouleversent les conditions nationales ou politiques, sans toucher aux abus, aux mœurs administratives, aux traditions discrétionnaires qui se perpétuent à travers les régimes les plus opposés.

Tout a changé en France, excepté les abus ; tout a singulièrement changé aussi depuis quelque vingt ans en Europe, et dans les souverainetés et dans les relations et dans l’équilibre des puissances. Ce qui a longtemps formé le régime européen a presque complètement