Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 101.djvu/231

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

besognes littéraires, elle serait la plus vaine. Le temps est passé désormais de cette complaisance un peu servile ! Il faut à la critique, aujourd’hui, pour l’émouvoir et pour l’intéresser, des œuvres plus significatives que celles dont on lui reproche de ne rien dire, comme si le silence n’était pas quelquefois une opinion plus éloquente que tous les discours ! Il lui faudrait surtout des œuvres où il y eût un peu plus de talent ! Et celles-ci vinssent-elles à lui manquer un jour, la critique n’en continuerait pas moins d’être tout ce qu’elle est, parce qu’il n’y a rien d’absolument nouveau sous le soleil ; parce que l’homme n’est pas composé d’imagination seulement, et parce qu’enfin, dans la mesure où la littérature est l’expression de son temps, c’est assez peu de chose que Gil Blas en comparaison de l’Esprit des lois, et un assez mince personnage qu’un Crébillon ou qu’un Choderlos de Laclos en comparaison d’un Buffon.

Rassurons donc les romanciers : la critique se passera plutôt d’eux qu’ils ne se passeront, eux, de la critique, s’il n’y a rien dont on se lasse moins que d’apprendre l’homme et la vie, ni rien dont, en revanche, on se lasse plus tôt que d’entendre conter des histoires :


J’aimais les romans à vingt ans,
Aujourd’hui je n’ai plus le temps,..


disait jadis un poète. Mais rassurons le public aussi. Lorsqu’il se publie deux cent cinquante ou trois cents romans l’an, s’il y en a dans le nombre, je dis une douzaine qui méritent qu’on les lise, qui fassent agréablement passer une heure ou deux, dont on se souvienne avec un plaisir mêlé de reconnaissance, c’est beaucoup, et l’année est bonne. Elle est féconde si, de ces douze ou quinze, il y en a cinq ou six qui soient dignes qu’on en parle, car, à ce compte, nommez-en donc cent vingt, depuis vingt ans, dont les titres survivent ! Et de ces cinq ou six, enfin, s’il y en a deux ou trois qui s’inscrivent, en naissant, parmi les chefs-d’œuvre du genre, c’est plus qu’on n’a jamais vu, dans aucun temps ni dans aucune littérature, se succéder de chefs-d’œuvre. Soixante chefs-d’œuvre ! Ni notre tragédie classique, en un siècle et demi, n’en a produit autant, ni le roman anglais en cent ans. Et je ne veux pas dire qu’ils n’y soient point, de peur de me faire lapider ; mais quoi ! la vérité est encore la plus forte, et, décidément, depuis vingt ans, non, ils n’y sont point.


F. BRUNETIERE.