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un jour que fort peu de choses à l’historien des mœurs de notre temps ; et, assurément, ceux de M. Rosny ou ceux de M. Mirbeau ne lui apprendront rien. La collection du Figaro lui sera plus précieuse, et dans le Figaro la partie des « faits divers » ou celle de la « chronique judiciaire, » ou celle même au besoin des « annonces. » Oserons-nous ajouter que, si le roman contemporain avait voulu vraiment remplir l’objet qu’il s’était donné, — lequel était en principe l’imitation de la vie tout entière, — en vain s’y serait-il efforcé, quelques parties de la vie n’auraient pas cependant laissé de lui échapper encore ? Ce sont toutes celles dont la description est plus capable d’instruire que d’intéresser ou de plaire, au sens familier du mot ; et ce sont toutes celles dont l’étude exige moins de qualités naturelles que d’érudition ou de science acquise, moins d’originalité que de travail, — ou un tout autre genre d’originalité, — et moins d’imagination que de prudence, que de patience, que de défiance de soi. N’y en a-t-il pas aussi qu’en les choisissant pour les imiter, le romancier sera toujours suspect d’avoir plutôt choisies dans l’intérêt de son propre talent, ou de ses passions, que dans l’intérêt de la vérité ? Toute femme qui écrira Indiana, Valentine ou Jacques se verra toujours et justement soupçonnée d’avoir plaidé la cause du divorce plutôt que d’avoir voulu peindre le mariage et la famille ; comme d’un autre côté, pour avoir ce qu’on appelle une valeur philosophique, il manquera toujours au pessimisme d’un Flaubert d’être fondé sur des raisons plus générales que lui-même, ou pour parler plus clairement, sur une expérience plus étendue que celle de la vie présente.

Cette expérience plus étendue de la vie, fondée sur la connaissance d’un autre homme que celui de notre race et servie par cette curiosité du passé sans laquelle on n’a jamais rien compris au présent, voilà tout justement l’objet de la critique, et voilà, je ne veux pas dire ce qui fait sa supériorité sur le roman ou sur le théâtre, mais à tout le moins ce qui l’en distingue ; voilà ce qui l’en rend pleinement indépendante. Car, si les romans de M. Daudet ou de M. Zola sont un « document » sur le temps présent, ils n’en sont pas un, j’imagine, sur l’homme du XVIe siècle ou sur celui du moyen âge ; et, de savoir comme on vit de nos jours, en France et à Paris, c’est ce qui, sans doute, ne nous apprend rien sur la façon dont on vit en Chine, par exemple, ou au Japon. Japonais ou Chinois, ce sont pourtant des hommes, eux aussi, dont la connaissance n’est pas indifférente à celle de l’homme que nous sommes nous-mêmes ; et, d’autre part, à tout moment de sa longue existence, l’humanité se compose de plus de morts que de vivans. C’est donc, si la critique ne se souciait que du présent, comme on le lui demande ; si son unique ou principale occupation était de faire des « extraits » des drames de M. Mœterlinck ou des romans de M. Mirbeau, que l’on pourrait l’accuser de méconnaître sa tâche, et qu’en effet, de toutes les