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ainsi dire, et plus favorisées par le temps qu’on a d’y songer, ne peuvent-elles se développer que dans le « monde. » De certains connaisseurs prétendent pourtant que c’est le contraire. Enfin les limites du « monde » sont flottantes, et ne sachant jamais avec exactitude qui est du « monde » et qui n’en est point, on peut donner à la chose comme au mot autant qu’on voudra d’étendue. Mais s’il y en a qui sont las de l’amour, nous sommes bien las des filles et des hommes de lettres, — et je crois que le public en est las comme nous.

Qu’avant donc de se plaindre de l’indifférence de la critique à leur égard, les romanciers s’examinent eux-mêmes, et qu’ils prennent garde à ce qu’ils sont en train de faire du roman. Ils n’ont jamais tant parlé d’observation, et jamais ils n’ont moins observé. Jamais, non plus, ils n’ont affecté plus de prétentions, et jamais leurs œuvres ne les ont moins justifiées. Lisez plutôt, si vous le pouvez, les romans de M. Mirbeau, — qu’il faut bien que je finisse par nommer, puisque c’est lui qui se plaint le plus fort, — ou ceux encore de M. Rosny, qui doit depuis dix ans nous donner un chef-d’œuvre ; — mais le chef-d’œuvre n’est pas encore venu. Nous faudra-t-il donc penser d’eux tout le bien qu’ils en pensent eux-mêmes ? ou nous prennent-ils pour leur cornac ? Et si nous trouvons qu’ils manquent de talent, pourquoi veulent-ils que nous disions qu’ils en ont ? Mais, au contraire, puisqu’ils ne le savent point, nous le leur dirons donc : que ce que la critique doit à leurs rivaux ou à leurs maîtres, c’est avant tout d’empêcher que l’opinion ne leur égale ou ne leur compare, même de loin, leurs imitateurs ou leurs parodistes. Elle a d’ailleurs autre chose à faire, et si les romanciers s’imaginent, s’ils étaient assez naïfs, assez « romantiques » pour s’imaginer que sans eux, sans leurs Termite ou sans leurs Sébastien Roch, la critique, embarrassée de son rôle, serait obligée de chômer, c’est l’occasion de leur dire qu’on ne saurait s’en faire une idée plus étroite et plus fausse.

Tandis qu’en effet, de proche en proche, le roman rétrécissait le champ de son observation, la critique, elle, au contraire, étendait son domaine et l’accroissait, pour ainsi parler, de la substance et du fond des œuvres dont elle n’avait pendant longtemps examiné et jugé que la forme. Cette espèce d’enquête que le roman pouvait être sur la vie sociale d’un peuple ou d’un temps, c’est la critique, — pour nous borner à ce seul point, — depuis Sainte-Beuve, et depuis M. Taine, qui la dirige ; et, on vient de le voir, ce que la critique reproche au roman, c’est de n’y point apporter ce qu’il avait promis d’y apporter de documens. Rien qu’avec le roman de Richardson et de Fielding, avec le roman de Smollett et de Sterne, on a pu se proposer de reconstituer la vie anglaise au XVIIIe siècle, et peut-être y a-t-on réussi. Mais je crains bien que les romans eux-mêmes de M. Zola, la Bête humaine, ou la Terre, ou Pot-Bouille, n’apprennent