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de leur moi, et, au contraire, ils faisaient effort pour en sortir et pour s’en libérer. Concevant le roman comme une vaste et scrupuleuse enquête sur les mœurs de leur temps, ils cherchaient, ils s’informaient, et trouvant, à l’user, leur expérience toujours trop courte par quelque endroit, ils faisaient leur principale affaire de l’étendre et de la compléter. Ne parlons pas davantage aujourd’hui de Balzac ou de Flaubert, et, sur ce point, contentons-nous de renvoyer à leur Correspondance. Mais si l’on signalait à l’auteur de Jack ou de l’Evangéliste, en son bon temps, quelque coin plus mystérieux et inexploré de Paris, quelque profession singulière, quelque manière de vivre et de sentir qui différât de la sienne, il y courait, et il en rapportait, avec de vrais « documens, » non-seulement les inoubliables croquis que l’on sait, mais souvent aussi quelques préjugés de moins, et toujours une connaissance plus vaste, plus diverse, plus sûre du monde et de la vie. Quant à l’auteur de l’Assommoir et de Germinal, il a poussé si loin la manie de la « documentation » qu’il a fini lui-même par s’y perdre et que, la confondant avec la « statistique » des professions, ses derniers romans ne sont plus composés que d’un Manuel du parfait porion ou du parfait chauffeur, mêlé d’un affreux mélodrame. Si, d’ailleurs, son œuvre a souffert et souffrira, quelque jour, bien davantage encore, de cette maladresse d’exécution, la leçon n’en était pas moins bonne. Le premier devoir du romancier naturaliste, c’est de « s’aliéner » de soi-même. Il devra constamment s’efforcer de tout comprendre pour tout rendre, et ses romans ne mériteront leur nom que dans la mesure exacte où il y aura réussi.

Cette incapacité fâcheuse de mettre aux choses leur juste prix, et de ne leur donner dans le roman ni plus ni moins d’importance qu’elles n’en ont dans la réalité de la vie, n’apparaît nulle part plus clairement que dans la façon, ensemble ou alternativement subtile et grossière, dont nos jeunes romanciers ont parlé de l’amour. Ils savent qu’il n’y a pas de roman sans amour ; que la peinture de l’amour ou des différens commerces qui se déguisent sous son nom fait, en quelque sorte, partie de la définition du genre ; que de vouloir l’en ôter, ce serait, pour ainsi dire, désintéresser du roman la moitié de l’humanité. Aussi longtemps, en effet, que l’amour sera, de toutes les préoccupations de la jeunesse, la plus naturelle et la plus absorbante à la fois ; aussi longtemps que la destinée de la femme dépendra presque tout entière de son premier amour ; aussi longtemps que l’amour, pour des millions d’êtres humains, sera la seule forme, enfin, sous laquelle l’idéal leur soit accessible, aucune autre passion, n’étant d’ailleurs plus universelle, ni plus mystérieuse dans ses causes, ni plus diverse dans ses effets, ni plus dramatique aussi dans ses suites, aucune autre passion ne balancera jamais, au théâtre ou dans le roman, le pouvoir, l’intérêt, le prestige des