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le gouvernement de Kutaïs, en Imérétie, ou plutôt en Mingrélie. Ce district montagneux, plus rapproché du gigantesque Elbrouz que du Kasbek, est sillonné de toutes parts d’eaux courantes. Au-dessus des champs de maïs et des vignes s’étalent des forêts magnifiques de chênes, de hêtres, de cèdres et de pins. Là, parmi les bois de lauriers, les bosquets de buis, les fourrés de houx et de fougères, fleurissent en abondance les rhododendrons et les azalées. La plante humaine y est toute particulière ; on n’y boit guère de vin de Champagne et on y chercherait vainement un casino. Tout le monde y sort armé ; c’est le pays où l’on chasse au faucon, c’est aussi le pays des voleurs de buffles et de chevaux. Ces montagnards, fiers d’eux-mêmes, font peu de cas de leurs voisins de l’est. « Qui es-tu ? demandait l’un d’eux d’un ton de mépris. — Mon grand-père était Géorgien, et je le suis moi-même. Vos princes n’épousent-ils pas nos filles pour se donner plus de considération ? — Dis plutôt que vos filles se servent de leurs deux mains pour les happer au passage, parce qu’elles soupirent après une bonne nourriture et de beaux habits, deux choses que vous ne connaissez que de nom. » De son côté, le Géorgien affirme que l’Évangile se trompe lorsqu’il nous donne pour un Hébreu l’homme qui trahit Notre-Seigneur : Judas Iscariote n’a pu naître qu’en Mingrélie.

À quoi pensaient les Grecs quand on leur parlait de la Mingrélie, qui s’appelait alors la Colchide ? Ils croyaient voir Prométhée cloué à son rocher, la toison d’or, Médée et ses dragons. Qu’était-elle pour l’excellent voyageur Chardin, qui la visita en 1671 ? Un pays fort curieux, mais fort désagréable à traverser quand on a été nommé par lettres patentes marchand du shah de Perse et qu’on voyage avec des bijoux qu’il faut défendre contre les mains crochues « de peuples d’un fort méchant naturel, sans religion et sans police. » Qu’est-ce que la Mingrélie pour le Mingrélien d’aujourd’hui ? Un vrai paradis, où tout est plus beau, plus aimable, plus charmant, plus distingué que dans les autres parties de ce misérable monde. Il faut en rabattre un peu, nous dira M. le baron de Suttner, écrivain autrichien, qui a fait de longs séjours sur les bords du Rion et de la Koura. Il n’y a pas perdu son temps ; il en a rapporté une riche provision de souvenirs.

M. de Suttner vient de publier un volume de nouvelles qui sont, pour la plupart, des tableaux de mœurs mingréliennes. Il a de bons yeux, il sait raconter et décrire. Agréables ou déplaisans, on sent que ses personnages ont été presque tous dessinés d’après nature, et ces portraits sont si vivans que, pour en garantir la ressemblance, il n’est pas besoin d’avoir connu les originaux[1]. Il y a six ou sept ans, il avait

  1. Kinder des Kaukasus, von A. -G. von Suttner. Dresde et Leipsick, 1890 ; E. Pierson’s Verlag.