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degré extrême l’amour-propre du travail. Son ingéniosité est surprenante ; il invente à tout instant des perfectionnemens de son outillage, que la chambre de commerce de Lyon a la sagesse de récompenser par des primes ; il excelle à tourner toutes les difficultés des tissages différens qu’on lui commande. On a pu affirmer avec raison que le maniement du fil de soie constitue, à Lyon et à Saint-Étienne, une sorte d’aptitude héréditaire, qu’il s’agisse de tissage, de teinture, d’apprêt ou de toute autre manipulation. Quant aux dessinateurs, qui forment l’état-major de ce magnifique corps de métier, on aura l’idée de leur inépuisable imagination quand on saura que, depuis 1813, le conseil des prud’hommes de la soierie lyonnaise a enregistré plus de cent dix mille dessins ou dispositions nouvelles.

L’ouvrier tisseur de Lyon et de Saint-Étienne est un type absolument particulier dans le personnel de notre grande industrie. Le plus souvent, il est propriétaire d’un, deux ou trois métiers et possède quelques économies. Il vit, du reste, avec un ordre extrême, réduit le prix de son existence matérielle par des sociétés de consommation et des sociétés de secours mutuels, mène une vie des plus paisibles et a gardé l’esprit de famille. Son caractère est un peu mystique, il a des tendances philanthropiques, généreuses, incline vers le socialisme, mais un socialisme pratique et point d’humeur violente ou partageuse. Depuis 1848, on ne l’a jamais vu se jeter dans les partis extrêmes, et cependant, comme nous l’avons indiqué, il a dû traverser des crises douloureuses. A Saint-Étienne, le ruban subissant, encore plus que les étoiles de soie, le contre-coup des fantaisies de la mode, les mauvaises années ont été non moins fréquentes. Les passementiers de cette ville se souviennent encore des années 1877, 1880, 1882 et 1884, qui ont vu de longs chômages.

La situation difficile des tisseurs de soie est, du reste, accusée par l’émigration constante du travail de la soierie hors des grands centres. On peut prévoir un moment, qui n’est pas très éloigné, où tous les travaux ordinaires seront confiés aux métiers de la campagne. L’ouvrier d’art seul pourra demeurer dans les grandes cités où le prix de la vie est élevé. Déjà Lyon ne compte plus guère que de 12 à 14,000 métiers à la main, alors qu’il y en avait encore de 35 à 40,000 dans la brillante période des étoffes façonnées et brochées ; 50 à 60,000 métiers à la main ont émigré dans les cantons ruraux, et des 25,000 métiers mécaniques, beaucoup sont établis autour de Lyon : 500 dans l’Ain, 1,000 dans l’Ardèche, 9,000 dans l’Isère, 3,500 dans la Loire, 2,000 dans le Rhône, 1,019 dans la Savoie, etc. La fabrique lyonnaise, pour trouver la