Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 101.djvu/176

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fait plus de cas des théories apprises, que de la capacité acquise par l’expérience et la pratique. Après les efforts et la fatigue des examens et des écoles, on cesse de s’instruire en dehors des occupations techniques. M. Hamerton est frappé, autant qu’il a pu le constater, du petit nombre de gens studieux, au milieu de la foule absorbée par ses plaisirs et par ses affaires.

Le journal, la revue, semblent faire tort au livre. La presse passe en chaque pays pour le miroir de l’esprit national, du goût et de l’opinion. En France, les meilleurs journaux recrutent leurs écrivains parmi les élèves les plus distingués de l’Université, jeunes gens qui ont brillé dans les concours, à l’École normale, munis d’une science très complète, mais surtout théorique, et d’une culture très littéraire. Sauf les exceptions de quelques grands journaux, cette presse, selon M. Brownell et M. Hamerton, se montre moins soucieuse de surveiller la puissance de l’état, comme en Angleterre, ou d’instruire le public des choses étrangères, comme la presse allemande, que de sacrifier à l’esprit et à la mode, ces deux idoles de la grande ville. La littérature, le théâtre, y tiennent une place considérable. Il s’agit de ne jamais ennuyer, d’être piquant et varié, de fixer l’attention d’un public distrait et blasé. Le reportage y est moins puéril qu’en Amérique, mais la presse française souffre « d’une hypertrophie d’esprit. » Elle est pour le goût parisien une absinthe qui excite et corrompt.

Puissante et libre, comme elle est, fait-elle toujours le meilleur usage de sa puissance et de sa liberté ? La presse participe en France au gouvernement de l’opinion, qui n’est nullement synonyme de liberté, de justice et de droit, opinion excitable, impressionnable, sur laquelle pèse la responsabilité des révolutions et des désastres. Peut-on dire qu’elle représente l’esprit public ? Pas plus que les dix mille politiciens, députés, journalistes, professeurs, avocats, dilettantes de la science de l’état, qui forment les majorités oppressives et les minorités violentes et ébranlent l’air de leur éloquence et de leurs querelles, ne représentent la nation.

Derrière ces personnages qui paradent bruyamment sur les tréteaux politiques, M. Hillebrand aperçoit une deuxième France, tranquille, modérée, économe, laborieuse, intelligente, qui disposera d’une majorité colossale, chaque fois que l’apathie, le scepticisme, ne l’empêcheront pas de prendre part à la politique qu’elle abandonne aux faiseurs. Il lui suffirait parfois de voter, de faire usage de ses droits, et elle s’abstient. Ce qui manque aux Français, dans les jours de crise, ce n’est pas le courage matériel, c’est le courage civil, auquel leur éducation les a si mal préparés. L’Église, l’État, l’école, la famille, tout contribue à énerver en eux