Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 101.djvu/174

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

M. Hamerton constate la supériorité des premiers. Il ne les peint pas idylliques comme George Sand, ni crapuleux comme Balzac et M. Zola. Il admire leurs manières excellentes, leurs perceptions délicates, leur dignité tranquille dans la fixité des usages, surtout leur intelligence jointe à leur ignorance. Cette ignorance est difficile à imaginer quand on ne les connaît pas, et plus difficile à croire quand on les connaît. Très capables, très avisés dans leur sphère étroite, ils n’éprouvent pas le besoin d’en savoir plus long. Peu lisent aisément : toutes leurs idées leur viennent de deux sources, la tradition et la rumeur, l’une qui découle d’un lointain passé, du souvenir obscur et vague, mais singulièrement vivace de leur ancienne oppression, l’autre qui jaillit spontanément, vient on ne sait d’où, circule on ne sait comment, d’une absurdité souvent inimaginable, et qui décide de leurs votes au dernier moment. Ils comprennent du reste assez bien la légitimité, le bonapartisme, la république, mais beaucoup moins la doctrine compliquée et subtile de l’orléanisme. Ils redoutent à la fois l’ancien régime et l’anarchie. On peut faire des révolutions sans eux, mais on ne les maintient que par eux. Cette population de petits propriétaires, que le Code civil nous a donnés, et qui finira peut-être par posséder la France entière, sert de contrepoids à la démocratie des villes, turbulente et agitée par la propagande socialiste. L’école modifie, il est vrai, peu à peu la simplicité antique de cet état mental. Elle brise une tradition de mille ans. Le père croit encore à la sorcellerie, le fils a entre les mains des manuels scolaires signés du nom d’un philosophe. Avec cette demi-instruction, le paysan perdra aussi quelques-unes de ses vertus anciennes qu’implique la vie rurale, elle le laissera moins satisfait de son sort. C’est un monde qui se transforme.

Depuis plus d’un demi-siècle, les différentes « couches » de la bourgeoisie forment la classe dirigeante en France, plus nombreuse, plus riche, plus cultivée que dans les autres pays. C’est à elle surtout que M. Hillebrand a consacré son étude sur la France et les Français. Pour la faire connaître, il a expliqué, à son point de vue, l’esprit et les tendances de la grande institution qui la modèle et la façonne à son image, l’Université. L’organisation même de notre enseignement révèle le rationalisme symétrique et niveleur de la révolution française ; l’Université a remplacé les universités[1], ces créations du moyen âge, qui avaient autrefois leur organisation complète, fondée sur l’histoire et la tradition, leur autonomie, leurs franchises encore maintenues dans les universités allemandes

  1. On sait qu’un projet de loi pour la constitution des universités a été présente à la chambre par le ministre de l’instruction publique le 22 juillet 1890.