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Hamerton moins d’une cinquantaine de faux nobles. Usurpée, elle donne à la longue autant de considération que si on la possédait légitimement, et on ne la refuse jamais à une personne qui l’inscrit sur sa carte. On s’étonne que les vieilles familles supportent l’intrusion de tant de gentilshommes improvisés ; c’est qu’elles recrutent ainsi des alliés politiques. Le faux noble ne tarde pas à se faire accepter par le zèle de ses opinions orthodoxes, il devient légitimiste fougueux. Un membre de l’aristocratie authentique, au contraire, qui ferait adhésion à la république modérée, passerait pour un transfuge et pour un traître. Le républicain est traité en paria, dans la bonne société de province, comme l’était en Angleterre l’homme irréligieux, toléré aujourd’hui sous le nom d’agnostique. Les idées politiques du hobereau de village se distinguent par leur extrême simplicité, comme sa culture d’esprit : il méprise le commerce et l’industrie, n’estime que la chasse et la carrière militaire, ne comprend du gouvernement que l’autorité d’un chef despotique. Très patriote, très dévoué à l’administration de son département ou de sa commune, il acquiert souvent une influence fort justifiée, mais toute personnelle, toute locale et toujours précaire. Les anciennes fautes de la noblesse française, son attachement chevaleresque à un passé impossible à restaurer, la perte du loyalisme dans le pays, ôtent à cette classe toute chance d’arriver à la domination qu’elle n’a exercée en ce siècle qu’avec Charles X. En vain trente mille prêtres et cent mille dames légitimistes, par leur zèle charitable et leurs œuvres bienfaisantes, s’efforcent de gagner à leur cause les suffrages des paysans. Le sol est resté réfractaire à la semence.

Le chapitre le plus original du livre de M. Hamerton, Autour de ma maison, est consacré aux paysans, cette classe immense qui tient, par le bulletin de vote, les destinées de la France entre ses mains calleuses. Combien restreint est le nombre de ceux qui s’occupent de science, d’art, de littérature, en comparaison de ceux qui travaillent aux champs ! Artistes, penseurs, savans, sont isolés dans ces masses, comme des nageurs à la surface de l’Océan. On a comparé nos pays civilisés à de vastes Scythies, où dans les ténèbres épaisses, des petits points de culture intellectuelle brillent çà et là. Les habitudes nouvelles, les journaux, les livres, les chemins de fer, rapprochent ces points de lumière, ou du moins font oublier la largeur des intervalles qui les séparent, et les millions de gens qui vivent d’une autre vie. La différence entre le paysan et le bourgeois des villes est certainement plus grande que celle qui sépare les gens cultivés, d’une nation à l’autre. — Ce n’est pas que l’intelligence manque au paysan français, loin de là. — Comparant nos paysans de l’Est à ceux du comté de Kent, par exemple,