Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 101.djvu/169

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

M. Matthew Arnold va plus loin encore : il ne voit en France que des sectateurs de la déesse Lubricité.

M. Hillebrand, M. Hamerton, M. Brownell, sont unanimes à combattre un préjugé si ridicule. C’est, disent-ils, banalité de mauvais goût chez les Allemands et les Anglais, que cette dépréciation des mœurs françaises. Ce n’est pas toujours la société que peignent les gens de lettres, c’est souvent aussi leur société, ce qui est un peu différent. M. Hamerton nous a déjà expliqué pourquoi les Français, dans les romans, ne se livrent à d’autre occupation que de courtiser la femme de leurs voisins ou de leurs amis ; c’est que la sévérité de l’éducation des jeunes filles et la rigidité des préliminaires du mariage ne laissent aucune place aux histoires d’amour innocentes et intéressantes ; le romancier aux abois n’a d’autre refuge que l’adultère. D’ailleurs, le reproche d’immoralité s’adresse en ce cas à tout le public d’Europe et d’Amérique, car, avec les classiques grecs et latins, les romans français forment la plus cosmopolite des littératures. Originaux et traductions se débitent à Londres par milliers, et les revues morales, telles que le Saturday Review, reprochent aux jeunes mariées d’en faire leurs livres de chevet. Nous nous fournissons abondamment chez les Anglais de livres décens et nous offrons en échange aux lectrices d’outre-Manche nos livres d’une saveur plus accentuée, dont elles se montrent très friandes.

Le décorum anglais est plein de contradictions, d’anomalies bizarres. M. Hamerton observe que les cas d’immoralité dans la société anglaise, révélés par les journaux, au cours des procès en divorce, jusque dans les détails les plus crus et dans les termes les moins voilés, suffiraient chaque année à approvisionner largement toute une école naturaliste qui ne le céderait en rien à la nôtre. Cette publicité, autorisée en Angleterre, sans doute dans le dessein honnête d’effrayer par l’exemple et d’humilier les coupables, est interdite en France. En sorte que les Français tolèrent certains récits scabreux, pourvu qu’ils soient fictifs, tandis que les Anglais ne les autorisent et ne les acceptent qu’à la condition qu’ils soient réels.

D’après M. Hamerton, la moralité de la France et de l’Angleterre diffèrent peu. Les mœurs de la haute société riche et oisive se ressemblent à peu près en tout pays. L’opinion leur est indulgente, pourvu que les apparences soient sauves. Les jeunes filles, ici et là, ne sont même pas effleurées par le soupçon. Le clergé anglais et le clergé français, privé pourtant de la sauvegarde du mariage, jouissent d’une réputation très honorable. Peut-être le séjour des petites villes, les exercices physiques, la vie en associations, détournent-ils mieux les jeunes gens d’Oxford et de Heidelberg de la