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Elle ne saurait convenir à l’esprit religieux du Breton, par exemple. Bien des courans ont sillonné la France en sens contraire depuis un siècle ; esprit guerrier du premier empire, lyrisme religieux de la Restauration, enthousiasme romantique de 1830, esprit positif du second Empire, pessimisme après nos défaites. Qui refuserait la personnalité intense et la vie intérieure à un Alfred de Vigny, à un Sully-Prudhomme, la sensibilité féminine presque maladive à un Michelet, la religiosité naïve à un Millet, le sens de la nature à notre école de paysagistes ? Tout au plus pourrait-on soutenir que nous goûtons ces émotions chez nos peintres et nos poètes moins par affinité que par contraste avec l’aridité de nos cœurs, desséchés par la vie mondaine.

Accessibles à la poésie, à nos heures propices et attendries, nous formons surtout, dans notre élite, une race d’artistes achevés. M. Brownell, M. Hillebrand, nous accordent sans conteste le goût, le sens de la forme et de l’élégance, par lequel nous nous rattachons étroitement à la renaissance italienne. Cette divinité multiple et confuse qu’on appelle la nature nous a doués du génie plastique, comme les Allemands du génie musical. Notre sculpture française reste sans rivale. Nous n’admettons pour chef-d’œuvre, dans tous les genres, que les œuvres d’une exécution achevée. Les intentions les plus élevées, les conceptions les plus profondes, dont, par exemple, les historiens de la littérature allemande font tant de cas chez leurs classiques, ne comptent pas pour nous, sans la perfection de la forme. Gréer et inventer ne sauraient nous suffire, nous voulons construire et ordonner. Le style est en France une religion qui a eu jusqu’à des martyrs[1].

Il est enfin un argument que les étrangers sont assez disposés à tirer de notre art français pour formuler des conclusions défavorables à notre moralité. Rien, assurément, n’est difficile à apprécier comme la moralité d’une société prise dans son ensemble. Les documens officiels renseignent d’une manière insuffisante sur les habitudes clandestines. Mais un signe assez probant, ce sont les sujets traités par les romanciers, bons observateurs d’ordinaire, et le goût du public pour ces sujets-là. Jugez donc les mœurs anglaises d’après la décence extrême de sa littérature romanesque. Les écrivains tudesques se croiraient déshonorés s’ils cherchaient à amuser leurs lecteurs. Au contraire, les écrivains français se sont attribué le monopole d’une certaine littérature que déjà Goethe jugeait sévèrement : il accorde à nos auteurs la clarté, la grâce, l’art de persuader et de plaire, mais il leur refuse « principes et piété. » —

  1. Gustave Flaubert.