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et un art romantique réaliste. Tout le monde connaît l’étroite solidarité qui joint l’art grec à la philosophie de Platon et d’Aristote : Schlegel et ses amis ont eu le mérite de sentir et d’expliquer le lien qui unit pareillement l’art du moyen âge et l’art moderne au développement de la pensée humaine depuis le christianisme. Sans doute leurs explications ne sont pas toujours définitives. Ni leur philosophie, ni leur histoire ne sont exemptes d’erreurs. Ils ont trop de mépris pour Locke et trop d’enthousiasme pour Fichte ; ils prennent Raphaël pour un fra Angelico et ils croient que l’art gothique est un art allemand. D’autres y regarderont de plus près et avec plus de soin : il faut reconnaître que les premiers romantiques ont montré la voie et donné l’impulsion.

Peu à peu leur influence rayonne : elle se propage de proche en proche, et de l’art elle gagne la philosophie et les sciences. Nous avons vu tout ce que les romantiques doivent à Fichte. À son tour, Schelling est un philosophe romantique, et Hegel, bien qu’il se sépare assez vite de Schelling, conserve cependant la marque évidente de ses relations avec les romantiques. Il reste jusqu’à la fin un adorateur de la beauté classique, et il conçoit la philosophie comme une fusion, « une synthèse, dit-il, de l’esprit antique et de l’esprit moderne. » Mais l’influence romantique se manifeste surtout dans les sciences par le renouvellement des méthodes : dans les sciences de la nature avec les élèves de Schelling, dans les sciences juridiques avec Savigny, dans l’érudition avec les frères Grimm, qui avouaient avoir été conduits par Tieck à l’étude des antiquités allemandes, dans la théologie avec Schleiermacher, dans les sciences historiques enfin, qui se transforment à mesure que s’éveillent le sens du pittoresque, le goût de la couleur locale et des restitutions. Cette extension même nous avertit alors qu’il ne faut pas exagérer l’importance du romantisme allemand. Gardons-nous de le regarder comme une cause essentielle, alors qu’il est plutôt un effet, une partie d’un vaste mouvement, dont les origines sont plus hautes et plus lointaines. Dans ce mouvement, les romantiques allemands représentent surtout la réaction contre l’esprit et les méthodes du XVIIIe siècle. Mais cette réaction a triomphé avec de plus grands qu’eux, comme elle avait commencé, au XVIIIe siècle même, avec le plus grand de tous, avec Rousseau, en qui l’on doit reconnaître, aussi bien en Allemagne qu’en France, l’ancêtre commun de tous les romantiques.


Lévy-Bruhl.