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plein de philosophie et bourré d’esthétique. En étudiant les Fragmens de Frédéric Schlegel, et sa théorie de la poésie romantique, on se convainc qu’il a suivi avec une exacte ponctualité les indications qu’il avait données lui-même : tout est prémédité dan& Lucinde, le libertinage, la confusion, le décousu, les paradoxes, l’ironie. Mais comment Schlegel ne s’est-il pas aperçu que cette quintessence de romantisme ne serait pas goûtée du public ? Peut-on s’empêcher de sourire quand on lit, dans une lettre de l’auteur à son frère, qu’il imite dans Lucinde la prose de Platon et celle de Cervantes, « car, ajoute-t-il, ce sont les deux seules que je tienne pour romantiques. Celle de Wilhelm Meister l’est déjà moins. » Que Schlegel ait senti l’atticisme exquis de Platon, qu’il ait compris l’incomparable humour de Cervantes, rien n’est plus certain : mais qu’il ait cru rappeler la prose ailée de ces maîtres, d’ailleurs si dissemblables, dans le style lourd, gauchement emphatique et froidement passionné de Lucinde, cela passe l’imagination. Pour ne pas croire que Schlegel s’est moqué de lui-même ou de nous, il faut prendre des termes de comparaison, et considérer des cas analogues. Allez à Munich, et regardez les monumens de « l’Athènes du Nord, » la Loggia par exemple, qui semble une énorme caricature du gracieux modèle de Florence. La même question se posera. Comment des hommes qui ont l’amour sincère de l’antiquité et le sentiment délicat du beau, qui comptent parmi eux des Winckelmann, des Mommsen et des Gregorovius, produisent-ils, quand ils veulent imiter ce qu’ils étudient si bien, des monumens affligeans et grotesques, qui donnent envie de rire ou plutôt de pleurer, et dont la vue quotidienne devrait être un supplice ? Comment accorder ce mauvais goût des œuvres, cette maladresse plastique, avec la profondeur de l’intelligence et la souplesse de l’imagination ? C’est un mystère qu’expliquent bien peu les mots de race, d’hérédité, d’aptitudes naturelles. Peut-être faut-il admettre simplement, comme un fait, que les différentes formes de l’art ont, de même que les plantes, leur sol et leur ciel qu’elles affectionnent, et loin duquel elles végètent et s’étiolent, faute de pouvoir s’acclimater ?

Toujours est-il que Frédéric Schlegel croyait bien écrire le roman par excellence, le roman qui remplirait l’idéal romantique ; et, ce qui est plus surprenant encore, Schleiermacher l’a cru comme lui. Le jeune et brillant théologien n’hésita pas, dans ses Lettres confidentielles, à faire une subtile apologie de Lucinde. Les autres amis de l’auteur, un peu déconcertés (on l’eût été à moins), mettent plus de réserves à leurs éloges. Même Guillaume Schlegel est froid. Il s’en tient aux complimens qu’exige la stricte politesse et