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abandonnés que formés : son imagination est dans un état d’ébullition perpétuelle. Il en est de ses œuvres comme de ses amitiés : commencées avec transport, elles languissent bientôt. L’enthousiasme se refroidit, la désillusion survient, et Frédéric Schlegel de se plaindre, quand il ne devrait accuser que lui-même. Il a souffert toute sa vie de ce défaut d’équilibre, qui tient autant à son caractère qu’à sa nature d’esprit : il est mobile, facilement agressif, tantôt au-dessus, tantôt au-dessous du ton convenable. Par là il reste inférieur à son frère aîné, et il le sait. Souvent il lui demande des conseils, plus souvent encore il lui emprunte de l’argent. Car, fort peu prévoyant, sans grands besoins il est vrai, mais incapable de résister à un caprice, Frédéric ne sortait point des dettes, et jusqu’à son dernier jour les soucis d’argent le poursuivirent. Il en souffrit vers la fin de sa vie, surtout lorsque son frère se montra tout à coup un créancier dur et exigeant. Nous avons deux ou trois lettres extrêmement sèches de Guillaume Schlegel, qui ne tout pas grand honneur à sa mémoire.

Malgré tout, Frédéric Schlegel l’emporte sur son frère aîné. Avec moins de méthode et de persévérance, il a plus de vivacité et d’originalité. Guillaume Schlegel ne s’élève pas au-dessus d’une médiocrité très honorable : il a toutes les qualités d’un excellent élève. Frédéric est lui-même. C’est lui qui a le mieux compris le sens et la portée du mouvement romantique : c’est lui qui a su reconnaître et grouper, sans hésiter, les écrivains contemporains qui devaient combattre avec lui pour la bonne cause du romantisme : Tieck, Bernhardi, Wackenroder, Schleiermacher, Novalis, Fichte, Schelling. Il est le plus hardi, le plus batailleur de tous ; il est aussi le plus philosophe. Il a bien vu l’affinité naturelle de l’idéalisme de Fichte et de l’esthétique du romantisme : il a rêvé une littérature « absolue, » analogue à cette philosophie absolue dont le caractère paradoxal et tranchant était un attrait de plus à ses yeux.

Par malheur, il a voulu réaliser lui-même l’idéal rêvé. Il a écrit un roman, et quel roman ! Sa Lucinde est extraordinaire. Non pas tant par l’immoralité laborieuse des descriptions. Nous en avons vu bien d’autres, et les romanciers du XVIIIe siècle ne se montraient pas non plus des plus réservés dans leurs peintures. Les hardiesses de Schlegel ne seraient donc pas particulièrement choquantes, si l’on ne voyait qu’elles sont osées exprès, à froid, sans le moindre entraînement. Mais le mauvais goût, la maladresse, la composition ou plutôt le manque de composition sont vraiment inconcevables. Lucinde est un phénomène littéraire qui ne pouvait apparaître qu’en Allemagne, dans l’œuvre d’un homme fort érudit,