Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 101.djvu/148

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les romantiques exaltent Shakspeare, Calderon, Cervantes, le Dante, Boccace, Camoens, c’est beaucoup sans doute pour leur mérite poétique, c’est aussi un peu parce qu’ils ne sont pas Français. On les en aime davantage, je dirais presque qu’on leur en sait gré. L’admiration qu’on leur prodigue est sincère ; elle est en même temps une sorte de revanche contre la domination exclusive que l’esprit français avait exercée en Allemagne. Il y eut là comme un mot d’ordre tacitement accepté et observé avec une discipline tout allemande. Dans le volumineux recueil des lettres de Frédéric Schlegel a son frère, à peine si les noms de Voltaire et de Rousseau apparaissent à de lointains intervalles : des autres écrivains français, des maîtres du grand siècle, jamais un mot. Bientôt Arndt exprimera sans réserve la pensée de derrière la tête des romantiques. Il fera le panégyrique du XVIe siècle, le siècle de la renaissance et de la réforme ; et contre les deux siècles suivans il prononcera un réquisitoire : pourquoi ? Parce que pendant ces deux siècles l’esprit de la France a tyrannisé l’Europe politique et littéraire.

Une originalité un peu effacée est la rançon nécessaire d’un grand talent de traducteur. On pourrait sans grande injustice renvoyer à Guillaume Schlegel le mot que son frère appliquait assez durement à Humboldt : « C’est un écho. » Guillaume a composé un grand nombre de poésies lyriques que son frère a l’air d’admirer fort : je soupçonne que l’affection tempère ici la sévérité habituelle de ses jugemens. De fait, Guillaume Schlegel ne compte pas parmi les bons lyriques allemands. Il a été successivement à l’école de Bürger, de Schiller et de Goethe. Ses vers ne sont ni bons ni mauvais : ils sont pires, c’est-à-dire médiocres. C’est de la versification honnête, de la poésie neutre, sans grands défauts et sans qualités. Les travaux critiques de Guillaume Schlegel valent mieux, et l’on en voit aisément la raison. Le savoir, la réflexion, la méthode, l’imagination réceptive, y trouvent plus naturellement leur emploi.

Frédéric Schlegel est plus difficile à définir que son frère. Il n’en a pas la tranquillité sûre de soi, la persévérance méthodique et patiente, qui a rendu Guillaume capable de mener à bien les travaux de longue haleine, tels que la traduction de Shakspeare ou des livres sacrés de l’Inde. Frédéric est plus nerveux, plus agité. Il se plongera avec passion dans un travail nouveau ; mais dès qu’il y a vu ou pressenti ce qui l’en intéresse, son ardeur est épuisée. Le courage lui manque pour aller jusqu’au bout. Il s’arrête au fragment, dans l’impuissance d’aller jusqu’à l’œuvre. Jamais peut-être écrivain n’a conçu autant de projets, presque aussitôt