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Hamann à Lessing, Fichte à Kant, Sternbald à Wilhelm Meister, — et bientôt Henri de Ofterdingen à Sternbald ?

Plus encore que Tieck, Wackenroder eût été incapable de concevoir et de construire fortement une œuvre : mais le sentiment romantique est chez lui très pénétrant, et le peu qu’il a écrit (il mourut extrêmement jeune) touche par un accent de sincérité profonde. Lisez seulement le morceau sur Albert Durer, qui ouvre les Fantaisies sur l’art. C’est la protestation la plus naïve d’une âme avide de foi et d’émotions douces contre le rationalisme abstrait et tranchant du XVIIIe siècle. À la sagesse présomptueuse et froide du philosophe qui ne connaît même pas son ignorance, Wackenroder oppose l’humilité croyante de l’artiste chrétien, qui trouve dans sa foi et dans son art (les deux ne font vraiment qu’un) la tranquillité de l’esprit et la paix de l’âme. « Il y a, dit Wackenroder, et il y aura éternellement un abîme infranchissable entre les analyses de l’esprit et les émotions du cœur. » Or l’esprit n’arrive jamais à se satisfaire, et plus notre science avance, plus elle s’éloigne du réel, plus nous sentons que le fond que des choses nous est inaccessible. L’art au contraire nous apaise. Son charme mystérieux nous arrache pour ainsi dire à nous-mêmes et nous transporte dans la région supérieure des idées éternelles. Il est donc une représentation symbolique et pourtant fidèle de l’absolu. C’est pourquoi le sentiment profond de la beauté artistique est une sorte de piété. Nous nous sentons, devant un chef-d’œuvre, en présence du divin : l’extase est une adoration. La musique surtout nous révèle l’infini. Wackenroder termine une étude, assez vague d’ailleurs, sur l’origine de la musique, en l’appelant « le pays de la foi. » L’expression est frappante dans son étrangeté. Elle rend avec bonheur la confusion que les romantiques établissent exprès entre les sentimens esthétiques et religieux. Tieck écrivait au même moment, sous l’influence de Wackenroder : « Comprendre, savoir, — ce dont les hommes se savent tant de gré, — c’est à mon sens superflu… je me retire dans la tranquille région de la foi, je veux dire, dans le domaine de l’art. »

Chez Novalis, nous retrouvons aussi cet enthousiasme, cette ferveur religieuse pour les chefs-d’œuvre de l’art, mais avec des idées plus nettes et un talent plus robuste. Novalis a été véritablement la fleur de l’école romantique. Il a le don le plus précieux, qui manque à presque tous : il a le charme, il sait plaire. Sa langue est souple et harmonieuse, non sans éclat ; ses vers, d’une facture solide, et d’une inspiration parfois délicate. Nous trouvons dans ses romans, non plus une prose poétique, mais la prose d’un poète, ce qui est fort différent. Il y a, dans ses pièces lyriques, dans les