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loin de se croire lui-même un Lessing, parce que, assez ingénument, il n’admire en Lessing que ce qui est déjà un peu du Schlegel. Mais, au fond, les romantiques auraient eu mauvaise grâce à se donner pour les successeurs de Lessing, et, ils ne l’ignoraient pas, Lessing les eût certainement désavoués. Religiosité vague, sentimentalité précieuse, contemplation émue et mystique de la nature, exaltation du moi, rien de tout cela n’était pour le séduire. Amoureux avant tout de clarté et de précision, esprit net, raison ferme, Lessing aurait sans doute, d’une piqûre impitoyable, crevé toutes les bulles des romantiques.

Herder avait plus de droits à leur sympathie, car ils procèdent de lui au moins autant que de Winckelmann et de Goethe. Ils ne l’ont pas trop dit, cependant, soit par une ingratitude assez commune chez les écrivains, qui n’aiment pas toujours rappeler à quelle école ils ont appris, soit qu’ils fussent, en effet, de plus en plus frappés des défauts de Herder vieillissant. Ils lui devaient, pour une bonne part, leur goût de l’exotique, leur intelligence des littératures du moyen âge et de la renaissance, cette souplesse enfin et cette universalité de sympathie qui leur permettait d’entrer dans l’âme de tous les peuples. Mais ils ont vu aussi, comme Mme de Staël, que Herder est surtout un homme d’imagination. Avec un sens historique merveilleux et extrêmement rare en ce temps-là, il manque tout à fait de force logique. Il est incapable de construire une œuvre, et, bien loin d’aller jusqu’à la métaphysique de Fichte, il ne peut même suivre Kant. Il veut le réfuter et montre seulement qu’il ne l’a pas compris. Les romantiques n’ont pas fermé les yeux sur cette faiblesse de leur maître. Ils ne veulent point se contenter, comme lui, de passer en revue les littératures de tous les peuples, courant de l’une à l’autre avec une curiosité toujours en éveil, toujours infatigable, mais un peu trop éparpillée et superficielle. Ils prétendent davantage : ils croient fonder, avec le romantisme, une philosophie nouvelle de l’art, de la vie et de la nature.

Nous retrouvons donc ici l’un de leurs plus gros griefs contre le XVIIIe siècle : la haute fonction de l’art y a été méconnue, même par les meilleurs. Aux yeux des romantiques, l’art est une religion, ou, pour le moins, un culte. Ils se prosternent devant les chefs-d’œuvre, avec adoration, dans une extase à la fois humble et orgueilleuse. Ils y trouvent, disent-ils, sous une forme sensible et touchante, la seule réponse possible aux grands problèmes insolubles pour notre raison. L’art, en ce sens, est tout ensemble une philosophie et une révélation. « Tous ceux qui travaillent à cultiver leur propre nature et à communiquer cette culture aux autres,