établissant ces vérités, ils ouvraient à l’art une voie nouvelle. La poésie n’est pas affaire de réflexion, ni d’esthétique, mais bien de génie naturel. Les romantiques répètent sous toutes les formes que « la philosophie doit devenir un art et l’art une philosophie, que tous doux sont au fond une seule et même réalité aperçue sous deux aspects différens. » Cela est juste pour le critique ou pour l’historien, qui dans une métaphysique reconnaît un poème et qui, d’un roman, tire une philosophie : ce n’est plus vrai ni pour le philosophe qui analyse ou construit, ni pour le poète qui crée ou compose. Un philosophe qui voudra ne point démontrer et s’en tenir à l’ironie, ne produira que des aphorismes bizarres, d’un goût douteux, à la Schlegel. Un romancier qui prétendra faire tenir Kant et Fichte dans son œuvre n’arrivera qu’à être illisible et ennuyeux. De cette fusion forcée de genres inconciliables proviennent en grande partie les obscurités et les impuissances des romantiques allemands.
Mais autant leurs théories sont nuageuses, autant leurs tendances sont nettes et leurs passions vives. Leurs goûts, leurs aversions et leurs haines forment le meilleur commentaire à leur doctrine et à leurs œuvres. Nous avons vu de quelle ferveur ils adorent l’antiquité. Ils ne sont pas moins enthousiastes du moyen âge et de la Renaissance : ils dénigrent, en revanche, les siècles qui ont suivi, c’est-à-dire les périodes classiques, ou soi-disant telles, des littératures française et anglaise. C’est surtout contre le XVIIIe siècle qu’ils se montrent acharnés. Locke et Voltaire, l’esprit qui définit tout, qui analyse tout, qui croit avoir rendu compte de la vie quand il a disséqué un cadavre, et de la pensée quand il a décrit l’association des idées ; qui ne voit dans la religion que l’œuvre de la fourberie et de l’imposture ; qui ne comprend l’art que comme arme de polémique ou procédé de pédagogie, l’esprit sec, en un mot, prosaïque et raisonneur, incapable de piété et de désintéressement : voilà ce que les romantiques haïssent de toute leur âme, et si fort, que pour définir leur esprit à eux, il suffirait presque de prendre le contre-pied de celui-là. Sur ce point ils sont unanimes, Tieck comme Novalis, Wackenroder comme les frères Schlegel. En 1791, dans une de ses premières lettres, Frédéric Schlegel écrivait déjà à son frère : — « Ton jugement sur Voltaire me plaît fort. C’est un homme que la nature paraît avoir formé exprès pour découvrir partout les fautes ou plutôt les contradictions avec un tact extraordinaire : mais comment accorder avec cela son enthousiasme pour la philosophie de Locke, qui va presque jusqu’au ridicule ? » — Voltaire est un esprit merveilleusement critique : il n’est ni religieux, ni métaphysicien, ni poète. Les romantiques ne le lui pardonnent