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celles dont son imagination et son génie veulent bien s’accommoder, et quand il lui plaît. Cette liberté absolue du poète correspond à l’activité absolue du moi dans la philosophie de Fichte, qui trouve dans l’âme même le principe de l’être et de l’action. Étant absolue, la liberté du poète demeure toujours entière. L’artiste est donc, à la fois, dans son œuvre et au-dessus d’elle. Il s’y donne sans s’y livrer. Il y est et il s’y voit. « Pour bien écrire sur un sujet, dit Schlegel avec sa bizarrerie ordinaire, il faut ne plus s’y intéresser. Aussi longtemps que dure la période d’invention et d’enthousiasme, l’artiste se trouve dans un état trop peu libre pour s’exprimer… »

Le signe de cette liberté du poète est l’ironie, que les romantiques estiment par-dessus tout et qui revient à chaque ligne dans leurs théories. L’ironie, en effet, est la preuve de la self possession de l’artiste, et, en même temps, elle est l’élément philosophique par excellence de la poésie. « La philosophie est la vraie patrie de l’ironie, que je définirais volontiers une beauté logique. » Telle nous la voyons chez Socrate et chez Platon. Point de longues, lourdes et pédantesques démonstrations. C’est en se jouant, avec un sourire, avec une déférence apparente pour la sagesse des sophistes, ou sous l’enveloppe poétique d’un mythe, que ces grands esprits laissent entendre leur doctrine sur la nature des choses. À quoi servent, d’ailleurs, les démonstrations en philosophie ? À rien absolument. C’est un luxe inutile ou une simple étiquette à l’usage des sots. Rien de plus commun que d’excellentes démonstrations employées à soutenir des idées fausses ou banales. « Leibniz affirmait, Wolff démontrait : c’est tout dire. »

Par suite, puisque les romans « sont les dialogues socratiques de notre temps, » l’ironie devait donc être un élément essentiel de l’art romantique. Au reste, de même que la philosophie s’est transformée de Platon à Fichte, l’ironie prend aussi un sens plus moderne, plus subjectif, comme disent les Allemands. Elle n’exprime plus simplement la sérénité souriante et enjouée d’une pensée libre et maîtresse d’elle-même. Elle doit rendre l’éternel contraste du fini et de l’infini, du relatif et de l’absolu, de l’âme et de la nature ; en elle éclate la lutte du moi et du non-moi, de l’ouvrier et de l’œuvre, la dissonance enfin dont notre oreille a désormais besoin dans l’harmonie. Aussi l’ironie se retrouve-t-elle partout dans les chefs-d’œuvre de l’art moderne ; ironie, le mélange extraordinaire et puissant du tragique et du grotesque dans Shakspeare ; ironie, le perpétuel contraste de Don Quichotte et de Sancho Pança, dans l’inimitable épopée qui est le plus romantique des romans.

De l’ironie procèdent naturellement l’esprit, le paradoxe et