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romans. Mais pourquoi la littérature moderne, dans son ensemble, devra-t-elle s’appeler romantique ? Parce que, dit Schlegel, le roman est le genre suprême qui contient éminemment tous les autres. C’est en lui que viendra se réaliser l’idéal de la poésie : il sera pour les modernes ce que l’épopée a été pour les anciens. Comme elle, il peut présenter un tableau d’ensemble et fidèle du temps où il a été écrit : « La tendance du roman est d’unir la culture intellectuelle, morale et sociale à la culture esthétique. »

Il y a quelque mérite à avoir pressenti de la sorte la place toujours plus grande que le roman devait tenir dans la littérature de notre temps. Schlegel a bien vu que le roman était le genre littéraire de l’avenir, qui menaçait presque d’absorber les autres. Il a exprimé une idée juste, mais avec exagération, selon son habitude. Il y avait été conduit par l’étude de Wilhelm Meister, objet de son admiration enthousiaste, et le plus original, à ses yeux, des ouvrages de Goethe. Considérez le charme poétique de ce roman en prose, la variété des situations et des caractères, les mille sujets divers auxquels l’auteur touche en passant, sans rompre pourtant l’unité générale de l’œuvre, où tout se tient comme en un corps vivant ; faites de ce roman le modèle, le type d’un genre que vous appellerez romantique, et vous aurez la clef des formules sibyllines de Frédéric Schlegel. Il a simplement élevé Wilhelm Meister à l’absolu. « L’objet de la poésie romantique, dit-il, n’est pas seulement de réunir tous les genres de poésie qui sont aujourd’hui séparés, et de rétablir le contact entre la poésie, la rhétorique et la philosophie : elle doit aussi tantôt mélanger, tantôt combiner la poésie et la prose, l’invention et la critique, la poésie de l’art et la poésie de la nature, rendre la poésie vivante et la vie poétique, mettre partout l’esprit, le mouvement et l’humour. » Comme définition d’un genre, cela demeure obscur ; comme caractéristique de Wilhelm Meister, cela s’entend très bien. Le roman de Goethe est le premier essai d’un genre nouveau, et c’est l’essai d’un maître.

Mais Wilhelm Meister ne suffit pas, selon Schlegel, à donner une idée complète du romantisme, il faut y joindre la Doctrine de la science de Fichte. Cette œuvre philosophique annonce, elle aussi, les temps nouveaux, et Schlegel y emprunte un élément essentiel de sa définition. « La poésie romantique, dit-il, est infinie, parce que seule elle est libre, et prend pour sa première loi que la liberté du poète ne souffre au-dessus d’elle aucune loi. » C’est pourquoi Shakspeare, par exemple, est romantique, tandis que Voltaire ne l’est pas. Celui-ci compose ses tragédies suivant des règles qu’il croit souveraines : Shakspeare ne connaît d’autres règles que