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moins comme un précurseur, jusqu’à ce qu’il leur paraisse, lui aussi, insuffisant à remplir l’idéal de la poésie romantique. Pourquoi ? Les romantiques eux-mêmes vont nous l’expliquer.

« Le problème de notre poésie, écrivait Frédéric Schlegel à son frère, me paraît être d’unir l’essence de l’antique à celle du moderne. Si j’ajoute que Goethe, ouvrant le premier une période absolument nouvelle dans l’histoire de l’art, a déjà approché de la solution, tu comprendras aisément ce que je veux dire. » L’essence de l’antique, c’est la perfection harmonieuse de la forme ; l’essence du moderne, c’est la liberté infinie et toute-puissante de l’esprit. Avec le christianisme, une conception nouvelle de l’homme et de l’univers est apparue. La vie morale s’est compliquée et enrichie. L’axe de la philosophie s’est déplacé, passant de la nature à la conscience de l’homme. Ce n’est plus l’ordre de l’univers qui se reflète dans l’âme du poète, de l’artiste et du philosophe : c’est dans l’esprit créateur que l’univers prend un sens et même une réalité. Un art nouveau est sorti de là, un art que les anciens n’ont pu connaître, et qui portera désormais le nom de romantique. Comparez les merveilleux restes de l’architecture grecque avec les grandes cathédrales gothiques du moyen âge, comparez les tragédies de Sophocle aux drames de Shakspeare, ou enfin, pour rendre le contraste encore plus frappant, comparez l’inspiration sereine de la sculpture grecque aux aspirations infinies de la musique moderne : ici, l’art le plus immatériel luttant pour exprimer l’inexprimable ; là, l’art plastique par excellence se complaisant à la tranquille majesté des belles formes. Goethe avait indiqué déjà cette idée dans le curieux morceau sur Hamlet qu’il a inséré dans son Wilhelm Meister. Les anciens demeurent sans rivaux dans la conception et dans l’exécution du beau naturel ; l’âme moderne, moins harmonieuse sans doute, mais plus complexe, veut un art qui rende ses faiblesses et ses grandeurs, ses défaites et ses victoires morales, et surtout son élan vers l’infinie liberté.

Cette définition demeure, comme on voit, assez vague. En fait, les romantiques ont beaucoup varié dans l’interprétation de leurs formules esthétiques. Souvent ils se contentent d’un sens général et fort peu déterminé. Est romantique, à ce compte, tout ce qui est empreint d’un charme poétique particulier, étrange, merveilleux, par opposition à banal, vulgaire, prosaïque. Ainsi, l’on dira d’un site ou d’un paysage qu’il est « romantique. » Mais souvent aussi le sens du mot est plus précis : Frédéric Schlegel le rapporte parfois à son étymologie. Lorsqu’il dit, par exemple, que « les gainées jouent un rôle considérable dans la poésie dramatique et romantique des Anglais, » il veut évidemment désigner les