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dans les lettres allemandes, pouvait-on mieux en ruiner le prestige, encore puissant, qu’en montrant combien, auprès de l’éternelle beauté de l’idéal antique, les œuvres françaises paraissaient artificielles et passagères ? Le zèle pour les chefs-d’œuvre classiques se confondait ainsi avec les rancunes de l’amour-propre national.

D’autre part, indépendamment de toute arrière-pensée, l’imagination allemande trouvait dans cette érudition esthétique de quoi se satisfaire. L’antiquité demeurait lointaine, et par suite un peu mystérieuse. On ne suivait pas encore les anciens, comme nous faisons aujourd’hui, dans les détails intimes et journaliers de leur vie. On ne connaissait bien d’eux que leurs chefs-d’œuvre et leurs exploits ; on les voyait un peu, comme Rousseau, à travers Plutarque, et plus grands que nature. « Leurs vices mêmes sont sublimes, » écrivait Frédéric Schlegel à son frère. Aujourd’hui, leur religion, leurs mœurs, leurs préjugés, n’ont presque plus rien de caché pour nous : nous avons fait le tour de leur esprit. Nous reconstituons sans trop de peine la journée d’un Athénien du temps de Périclès ou d’un habitant de Pompéi à la veille du désastre. Cette familiarité plus grande nuit inévitablement au prestige des anciens, et même l’art grec ne nous apparaît plus comme un absolu. Nous l’admirons toujours autant, mais nous n’y voyons plus l’idéal unique de l’éternelle beauté. Nous en retrouvons les origines, nous en suivons les progrès, nous pouvons en marquer le point de maturité et la décadence. Nous savons enfin que cette admirable floraison de l’art grec était liée à des conditions économiques, morales et sociales très particulières, qui ne se représenteront plus. Mais qui ne se souvient de la belle Prière sur l’Acropole, où M. Renan confesse pieusement l’impuissance d’une âme moderne à être purement grecque, parce qu’elle a connu d’autres dieux ? Déjà Hegel avait dit avec profondeur : « Les Grecs ont connu la Grèce ; ils n’ont pas connu l’humanité. »

Quoi qu’il en soit, les romantiques allemands se trouvaient là pleinement d’accord avec leurs compatriotes classiques, avec Goethe et Schiller, avec Herder aussi. Herder, il est vrai, ne mettait rien au-dessus de l’humanité, mais l’idéal esthétique des Grecs lui semblait le plus haut auquel l’humanité pût atteindre. Schiller écrivait les Artistes, les Dieux de la Grèce ; Goethe avait composé Iphigénie. Aussi bien presque tous les romantiques ont-ils commencé par admirer fort Schiller et Goethe. Les frères Schlegel ne cessent de goûter les vers de Schiller qu’après s’être querellés personnellement avec lui. Quant à Goethe, les romantiques lui témoigneront longtemps encore une déférence qu’ils refusent à Schiller ; ils se réclament de lui et le présentent presque comme leur maître, au