la tragédie, et mal interprété les tragiques mêmes qu’ils ont cru imiter : le classique français n’était donc que du faux classique, et les Allemands ont eu grand tort de s’y arrêter, plutôt que de remonter à la source pure de l’hellénisme.
Mais l’influence décisive, — Goethe l’a bien signalée dans ses Mémoires, — vint surtout de Winckelmann. Son Histoire de l’art chez les anciens avait fourni un aliment à la fois aux goûts d’érudition, aux besoins esthétiques et à l’imagination des Allemands. À l’antiquité modernisée, affublée de pourpoints et coiffée de perruques, Winckelmann en substituait une plus vraiment antique et pourtant rajeunie dans son élégante nudité. L’Allemagne éprouva alors un peu de l’orgueil et du ravissement de l’amateur de tableaux qui retrouve le chef-d’œuvre d’un maître caché sous un vernis malhabile, ou de l’érudit qui, dans un palimpeste regratté, découvre un manuscrit précieux. Se passionner pour des intérêts présens, l’état politique du pays ne le permettait pas. La jeunesse s’éprit alors de l’art et de la beauté antiques. Elle se persuada que l’Allemagne était prédestinée à faire renaître le génie de la Grèce, et qu’il lui était réservé, à elle la première, de le comprendre et de le posséder pleinement. Après tant de siècles, ce dépôt sacré parvenait enfin aux mains des héritiers légitimes, seuls aptes à le recevoir et à en tirer dignement parti. Prétention modeste, dira-t-on, pour une littérature renaissante. Mais, outre que leur ambition ne se bornait pas là, comme nous le verrons tout à l’heure, la tâche leur semblait glorieuse entre toutes, et ils ne craignaient pas que leur originalité pût avoir à souffrir du culte pieux de la beauté grecque. Ils en croyaient l’influence souveraine. Ils en attendaient même la fécondation de leur propre génie, car elle leur apparaissait comme un absolu, comme la « beauté en soi, » selon le mot de Platon, idéal réalisé, soleil du monde de l’art, trop longtemps offusqué de nuages que la critique allemande venait enfin dissiper.
Cette apothéose de la Grèce surprend d’abord, comme une singularité historique, chez les Allemands de la fin du XVIIIe siècle. On comprend sans peine l’enthousiasme des Italiens de la renaissance. Le sens de l’antique sommeillait, pour ainsi dire, en eux, prêt à se réveiller au premier aspect des chefs-d’œuvre exhumés de leur propre sol. Mais comment l’expliquer chez le peuple germanique par excellence, chez un peuple profondément chrétien et qui avait fait la réforme ? Il faut tenir compte, en premier lieu, du désir d’émancipation dont l’Allemagne littéraire était alors possédée. Quelle joie que de dépasser d’un seul bond la littérature française, si admirée et si enviée, en remontant, par-dessus elle, à ses origines antiques ! Et cet esprit français, qui avait trop longtemps dominé