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fait abnégation de sa personne, et si elle réclame sa mise en liberté, c’est moins à cause de ses infirmités que « pour la liquidation des créanciers qui restent à payer et qui n’ont que sa faible existence pour gage de leurs créances. » Et si ferme demeure son prestige que les habitans de son quartier pétitionnent en sa faveur, que le comité de surveillance de sa section rend pleine justice à la loyauté ; de sa conduite, qu’enfin le comité de sûreté générale se laisse émouvoir et ordonne sa mise en liberté. Elle reprend aussitôt sa tâche obscure de sacrifice et de dévoûment, cherche à obtenir rétractation du marquis de Bouille, de Bertrand de Moleville, qui, dans leurs ouvrages, avaient malmené le duc, qui « assassinent une veuve sur la tombe d’un mari plus célèbre encore par ses vertus que par la gloire de son ministère. » — « Que lui ai-je fait moi-même ? écrit-elle à propos du second. Mais il est vrai que rien n’a dû l’avertir que je sois. Une honnête femme écarte l’attention comme un grand homme l’attire. » — Jamais une plainte sur elle-même, jamais une demande de secours, malgré l’isolement, malgré le dénoûment des dernières années. Enfin, elle cesse de vivre, le 3 décembre 1801, sans qu’un ami vienne fermer ses yeux, l’accompagne à sa dernière demeure. Il semble bien qu’elle fut enterrée au couvent Saint-Joseph, transférée ensuite au cimetière de Picpus, puis… jetée à la fosse commune.

Peut-être faut-il féliciter les fidèles de l’ancien régime qui eurent la douceur de vivre et de mourir avant la Révolution, comme pour éviter que leur vie rassemblât toutes les joies et toutes les douleurs humaines, mais c’est aussi un noble spectacle, fertile en enseignemens, que celui d’une existence pareille à celle de la duchesse de Choiseul, qui traverse les années de grandeur et les années de misère, nimbée d’une auréole de vertu, de résignation, de courageuse dignité, marchant dans le devoir d’un pas ferme, inaccessible aux enivremens de la fortune, aux suggestions du malheur, armée du talisman de l’amour conjugal, et, malgré sa propre incrédulité, malgré l’absence de ce divin frisson de l’inconnu qui, tour à tour, nous obsède et nous ravit, fournissant à ceux qui la connurent, à ceux qui l’étudient, un excellent argument contre le doute et le pessimisme, car ces hautes figures morales sont en quelque sorte des reflets de Dieu, et, si elles ne le voient pas, nous sommes tentés de l’apercevoir en elles, au-dessus d’elles.


VICTOR DU BLED.