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toits pour le voir passer. Les poètes célébrèrent à l’envi ce retour, les salons fêtèrent le duc et la duchesse ; et Voltaire de se désoler plus que jamais de l’injustice de celui qui devait « régner bientôt dans Versailles » et avec lequel, malgré ses quatre-vingts ans, il était, « comme un amant de dix-huit ans, quitté par sa maîtresse. » Chacun s’imaginait, en effet, que Louis XVI réparerait les torts de Louis XV, et Marie-Antoinette travaillait en faveur de l’ancien ministre. Celui-ci ne changea rien au train de son existence : table ouverte, concerts où brillaient les meilleurs musiciens, salon fréquenté par les magistrats, les littérateurs, les grands financiers et les gens de cour, tout fit de lui le maître de l’opinion. Cependant il ne fut pas rappelé aux affaires. Le roi aimait l’ordre, l’économie, et on lui avait entendu dire : « Tout ce qui est Choiseul est mangeur. » Maurepas ne manqua point de le représenter comme un dissipateur des deniers de l’État, il dressa un tableau des grâces accordées à toutes les maisons qui portaient le nom de Choiseul, et convainquit Louis XVI qu’aucune autre famille ne coûtait autant à la France. On alla jusqu’à dire que Marie-Antoinette était fille du duc et on calculait les mois et les jours de grossesse de Marie-Thérèse. Peut-être aussi le roi avait-il l’esprit obsédé par les calomnies répandues au moment de la mort du dauphin et de la dauphine : les ennemis du duc osèrent insinuer qu’il les avait fait empoisonner. La chute de Necker, en 1781, dut anéantir ses dernières espérances. « Je suis profondément triste, parce que je deviens désintéressée, » écrit la duchesse, qui, sans doute, pensait qu’après la mort de Maurepas son mari pourrait lui succéder en s’appuyant sur le contrôleur-général.

Choiseul mourut assez subitement en 1785. Il demeura jusqu’au bout fidèle à son caractère, à son courage, à l’imprévoyance un peu égoïste de sa prodigalité. « Jusqu’à son dernier moment, il avait l’air de donner des audiences ; il fit une fin superbe. » Dans son testament, il comblait de bienfaits tous ceux qui l’avaient servi. La duchesse garantit toutes ses libéralités, s’engagea à payer toutes ses dettes, qui montaient à 6 millions, malgré les 800,000 livres de rentes qu’elle lui avait apportées, malgré la vente successive des tableaux et diamans, de l’hôtel de Paris et de Chanteloup. Le lendemain de sa mort, elle se retire au couvent des Récollets de la rue du Bac, avec deux serviteurs, et consacre tous ses revenus à acquitter les dettes de son mari : jusqu’à la Révolution, elle paie plus de 300,000 écus par an. Après 1789, elle perd presque toute sa fortune, mais refuse d’émigrer, pour éviter la confiscation, qui eût enlevé le dernier gage des créanciers. Arrêtée en 1793, soumise au régime de la prison, la divine duchesse, la divine citoyenne