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infortunée duchesse de Lauzun, elle lui consacre une page où elle aurait pu se reconnaître elle-même, où se dessine le portrait de la femme idéale, celle que tous les hommes voudraient obtenir, dont ils oublient trop souvent de se rendre dignes. Je n’y ajouterais qu’un seul mot : religion ; avec elle, on supplée à bien des Lacunes ; sans elle, il semble que cette femme si parfaite, qui s’en tient paisiblement à la profession de foi du vicaire savoyard[1], soit, en quelque sorte, établie à trop grands frais pour que Dieu puisse en tirer de nombreux exemplaires : elle paraît une anomalie, un prodige qui défie presque la raison humaine, car le respect de soi-même ne sera jamais que La religion d’une imperceptible élite, une religion nue, sans prêtres, sans autels ni symboles, dont les adeptes marchent entre deux écueils : le désespoir et le mirage décevant du plaisir.

« Soyez sûre, écrivait Mme de Choiseul, qu’il n’y a pas une jeune personne plus aimable, mieux élevée, plus intéressante et plus charmante en tout que l’est ma nièce ; c’est un naturel parfait, orné de toute la culture qui lui est propre, mais sans aucune manière. Je conviens que la nature agreste a son piquant, mais elle a aussi son âpreté ; je hais la manière ; je dirais à Zaïre : l’art n’est point fait pour toi ; mais je ne voudrais pas que ma fille eût le ton de Colette pervertie, comme dit M. de Voyer, par la société. Je veux que, sans sortir de son naturel, on se prête aux formes que cette société a consacrées. Je ne veux pas qu’on soit scandaleuse pour être philosophe, pincée pour être vertueuse, romanesque pour être sublime, grossière pour être franche, triviale pour être naturelle, et Mme de Lauzun n’est rien de tout cela ; je veux surtout que l’âge, la figure, le maintien, l’esprit, le caractère, soient assortis, et Mme de Lauzun est un modèle de ce parfait assortiment : je veux que, si on a un esprit plus avancé que son âge et un caractère plus décidé, on propose cependant ses opinions avec la modestie du doute, quitte à rester intérieurement de son avis ; que si on a une âme plus forte que celle qu’on reconnaît communément aux femmes, je veux qu’à quelque âge que ce soit, on ne la manifeste qu’avec la timidité et la mesure qui peuvent en faire pardonner la supériorité. »

La mort de Louis XV (10 mai 1774), la chute de d’Aiguillon, Maupeou, Terray, ramenèrent Choiseul à Paris. Il y fut reçu comme Notre-Seigneur à Jérusalem, dit Mme Cramer ; on montait sur les

  1. « J’ai toujours remarqué, dit-elle, qu’on avait mal fait de faire parler Dieu ou de le faire apparaître. Agit-il ? c’est le grand Être. Paraît-il ? il n’est plus qu’un homme. Parle-t-il ? Ce n’est qu’un sot. »