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disgracier Choiseul, qui, dans une conversation avec ce prince, osa lui dire : « Monseigneur, j’aurai peut-être le malheur d’être un jour votre sujet, mais je ne serai jamais votre serviteur[1]. »

Lorsqu’il recherchait Mlle Crozat du Châtel, elle n’avait guère que des espérances de fortune, son bien se trouvant disputé par des parens. Choiseul ne veut pas attendre la décision du procès, qui, le lendemain même du mariage, est perdu. Loin de s’affliger, il console sa belle-mère, et, avec son beau-frère, le duc de Gontaut, appelle de la sentence rendue contre eux. Le duc de Gontaut était fort épris alors d’une Mme Rossignol, femme de l’intendant de Lyon ; il en parlait sans cesse à Choiseul et répétait continuellement : « Mon frère, croyez-vous que Mme Rossignol m’aime ? » Le jour où l’on jugea leur procès en première instance, ils entendirent prononcer la sentence qui les ruinait ; tandis qu’on la lisait, Choiseul se pencha vers son beau-frère et lui dit à voix basse : « Mon frère, croyez-vous que Mme Rossignol vous aime ? » Et tous deux de partir d’un fou rire qui sembla fort singulier au public et aux juges. Un arrêt de la grand’chambre rendit à Choiseul les biens de sa femme.

Il entre dans la faveur de Mme de Pompadour par un trait assez noir, il tombe devant une autre favorite. Poussé par sa sœur, l’altière duchesse de Gramont, qui le domine complètement, il déclare la guerre à la Du Barry, essaie d’empêcher sa présentation à la cour, ameute les parlemens, les philosophes, les salons, fait pleuvoir épigrammes, libelles, brocards de toute sorte[2]. Dès que celle-ci se montrait, on fredonnait les couplets qui couraient les théâtres et les rues : on tournait en ridicule les très rares grandes dames qui consentaient à devenir ses soupeuses et ses voyageuses. La duchesse de Choiseul elle-même se prononça violemment contre la Du Barry, parce que, jalouse de l’influence de

  1. Quelques jours avant, entendant le dauphin parler des jésuites avec enthousiasme, il n’avait pu se retenir de l’admonester : « Ah ! fi ! monsieur, un dauphin ! » On rapporta cette belle réponse de Louis XV à son fils, comme celui-ci affirmait que, si les jésuites lui conseillaient de renoncer au trône, il obéirait : « Et s’ils vous ordonnaient d’y monter ? »
  2. Un jour, par exemple, on parlait de rage chez la Du Barry, et l’on citait le mercure comme le meilleur remède. « Je ne sais, demanda-t-elle, ce que c’est que le mercure ; je voudrais qu’on me le dit. » Cette ignorance, affectée ou réelle, fit sourire, on la raconta à Mme de Luxembourg, qui observa méchamment : « Ah ! il est heureux qu’elle ait son innocence mercurielle. » Dans les salons et dans la rue, dans les pamphlets et les chansons, Maupeou n’était pas davantage épargné. On vendait publiquement des galons dits galons à la chancelière, parce qu’ils étaient faux et ne rougissaient pas ; on dessinait le long des murs des potences avec un homme accroché, au-dessus cette inscription : le chancelier.