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suscité non-seulement l’enthousiasme des premières heures, mais encore les impressions durables dues au développement ultérieur des événemens. Les armées françaises y avaient fait place nette par la destruction de l’organisme ancien et par le bouleversement matériel ; l’action de la Révolution française, en Allemagne, a eu plus d’une forme, et toute l’histoire de la Prusse et de sa rénovation intérieure ne tient évidemment pas dans les quelques mois qui suivent Tilsit. Mais, au lendemain du désastre, dans une situation si intense et si violente, les caractères se dégagent, les décisions se précipitent, les théories s’opposent. L’évolution politique de l’État prussien apparaît avec une clarté singulière.


I

Le roi de Prusse avait accumulé, avant et après Iéna, les faiblesses et les indécisions. A la dernière extrémité seulement, en mai 1807, alors que le territoire presque entier de son royaume était occupé par les Français, il s’était résolu, sous la pression du tsar, à adopter les idées de résistance nationale. Il avait constitué alors au profit de Hardenberg, qui était, depuis le printemps de 1806, le représentant de la politique nationale en Prusse, une sorte de dictature.

L’énergie et la résolution que le premier ministre avait déployées durant le printemps de 1807 l’avaient désigné à l’hostilité de Napoléon. Celui-ci avait refusé à Tilsit de négocier avec Hardenberg. Il aimerait mieux, disait-il, faire la guerre pendant quarante ans. Et comme le roi de Prusse insistait sur les difficultés qu’il éprouverait pour trouver un ministre : « Prenez le baron de Stein, lui dit l’empereur, c’est un homme d’esprit. » En donnant ce conseil, l’empereur se fourvoyait certainement. S’il eût connu Stein, il n’eût pu trouver grand avantage à écarter Hardenberg pour lui faire place. Mais il le connaissait peu et mal. Stein n’était rien moins qu’un homme d’esprit au sens où nous l’entendons. C’est par des qualités qui sont la négation même de l’esprit, qu’il a frappé ceux qui l’ont connu. Le duc de Broglie l’entendit encore à Coppet, peu après les événemens de 1815, épancher, sans aucun à-propos, ses amertumes et ses déceptions de patriote allemand dans les oreilles françaises. Il est vrai que, pour Napoléon, l’homme d’esprit était celui qui comprenait et servait ses desseins. Mais ce genre d’esprit ne manquait pas moins que l’autre à Stein. L’empereur ne tarda pas à le reconnaître.

Au lendemain de la campagne de 1807, c’était Hardenberg qu’il voulait écarter. Le 3 juillet encore, il avait fait dire à Frédéric-Guillaume III qu’il ne traiterait point avec la Prusse tant que le