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travailleurs du quai ne sont pas, ne seront jamais, à proprement parler, des « employés ; » mais ils se rendent compte que le contrat à la semaine, en astreignant les patrons à des obligations précises envers eux, affermit leur position et augmente leur importance. Quant au nantissement qu’on leur réclame, et qui leur est rendu, au départ, avec bonification d’intérêts, c’est, en même temps qu’un encouragement à l’épargne, un placement qu’ils auront tout avantage à conserver intact. Ces mesures sont ingénieuses et habiles. Elles ont eu pour effet instantané de ramener dans tous les esprits le calme et la concorde. Le travail a repris partout ; mais une grève aussi prolongée ne disparaît pas sans laisser derrière elle bien des misères. De tous côtés, les dons, les cadeaux en argent et en nature ont afflué. Ceux qui, la veille encore, discutaient et combattaient avec le plus d’acharnement les prétentions des ouvriers n’ont pas été les moins empressés, la paix faite, à tendre à leurs anciens adversaires une main secourable.

Puisqu’il est reconnu, à l’époque où nous vivons, que les conflits entre le capital et le travail sont inévitables, puisqu’il serait inutile de contester le droit à la grève, ne peut-on pas, sans être qualifié d’utopiste, espérer que ces luttes enflammées comporteront peu à peu, avec le progrès des mœurs, un dénoûment non-seulement pacifique, mais généreux et fécond ? Quand on assiste de près, en Angleterre, à ces mille incidens qui constituent la vie nationale d’un peuple libre, il est impossible de ne pas être frappé du calme, de la hauteur de vues, de la sérénité, qui y président. Des deux côtés, c’est, en quelque sorte, un débat scientifique, un problème compliqué dont la solution est recherchée avec une patience et une ténacité dignes d’éloges. « La violence, disait un travailleur des docks à celui qui écrit ces lignes, elle nous ferait perdre le fruit de bien des années d’efforts : nous ne sommes pas assez riches pour y recourir. » Ce mot n’est-il pas toute une philosophie ? Puissent les ouvriers du continent s’en inspirer et apprendre, à l’école de leurs camarades britanniques, à se syndiquer et à traiter en gens d’allaires la question des heures de travail ou des salaires ! Certes, ce serait émettre un vœu impie que de désirer qu’ils ne s’unissent qu’en vue de la lutte ; du moins peut-on raisonnablement former le souhait que les patrons ne rencontrent, dans les crises futures, que des hommes décidés à améliorer leur position, sans que l’émeute et la répression à outrance soient la conséquence forcée du désaccord des uns et des autres.


JULIEN DECRAIS.