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aujourd’hui la France ou l’Allemagne. On doit aussi accorder que cet esprit national a ses conditions de conservation, qui sont en même temps les premières conditions de son progrès, et qu’un peuple qui, par l’éducation de la jeunesse, porterait atteinte sur un point important à son moi héréditaire, à son individualité nationale, commettrait par cela même une tentative de suicide. Enfin, au sein même de la grande tradition nationale, il en est de plus particulières qui maintiennent, dans certaines classes, un esprit commun et, par là, établissent une hiérarchie au sein même de l’égalité générale. Les classes dirigeantes, en France, ont toujours eu, jusqu’à présent, une culture classique qui nous vient de Rome et, par l’intermédiaire de Rome, de la Grèce. Cette culture n’est que la manifestation plus visible, chez les esprits d’élite, de l’influence exercée sur notre race entière par l’antiquité gréco-romaine. Avons-nous le droit de répudier cet héritage, disons plus, cette hérédité, de rompre avec le passé littéraire et artistique de la France, qui est lui-même en grande partie l’héritage de Rome et de la Grèce ? On demande à quoi servent les études latines ; elles servent à maintenir d’abord la tradition classique, qui est une tradition nationale, et, conséquemment, à faire revivre sans cesse dans les générations qui se succèdent l’âme antique confondue avec l’âme de la France. Est-ce à dire que cette tradition doive exclure tout progrès ? Non, sans doute ; mais dans l’enseignement de la jeunesse éclairée, elle est la condition préalable des progrès que, parvenue à l’âge d’homme, cette jeunesse pourra accomplir. Hors de la continuité, surtout en éducation, point de progrès durable ; il peut y avoir révolution, il n’y a pas évolution ; or une révolution ne peut changer du jour au lendemain l’esprit d’un peuple. C’est donc d’abord l’héritage national qu’il importe de conserver, surtout chez les jeunes gens, pour pouvoir plus tard y ajouter de nouvelles richesses. Si, dans l’enseignement libéral donné aux classes influentes, nous abaissons et même supprimons la culture classique, nous mutilons l’esprit français en voulant forcer sa nature et son talent pour l’appliquer brusquement à un ordre tout nouveau d’idées et d’études ; nous brisons la solidarité intellectuelle et morale des générations. On se contente bien souvent de dire que le latin est utile pour comprendre et écrire le français (toujours le point de vue utilitaire) ; on voit que sa véritable utilité est bien plus profonde : il sert à maintenir l’esprit français lui-même, dont la tradition classique est partie intégrante, en retrempant sans cesse l’esprit français à ses sources originelles.

En Allemagne, sur un chiffre rond de 46 millions d’habitans,