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un musicien qui transpose un air. Le résultat final, c’est qu’on a refait pour son propre compte le travail du penseur et de l’écrivain ; on a repensé sa pensée et ressuscité la forme vivante dont il avait fait son organe. C’est une œuvre d’art qu’il a fallu reproduire. La lecture cursive des ouvrages écrits dans la langue maternelle ressemble à une promenade dans un musée ; la traduction d’une langue dans l’autre ressemble à la copie d’un tableau : l’une fait des amateurs, l’autre des artistes. Ainsi l’esprit acquiert à la fois du fond et de la forme. De plus, il acquiert de l’initiative, qualité particulièrement nécessaire aux enfans français, qui, il faut l’avouer, sont un peu « singes. » Il leur est si aisé d’imiter qu’ils songent trop rarement à faire par eux-mêmes. MM. Bain et Spencer ont beau soutenir ce paradoxe que « l’étude des langues habitue à jurer sur la parole du maître ; » c’est, au contraire, l’enseignement des sciences ex professo qui rend les élèves inertes. « Comment mettre en doute, a-t-on demandé, la table des logarithmes ou les lois de la gravitation universelle ? » Nos jeunes gens, par leur faculté d’assimilation rapide, ont bientôt changé l’étude des sciences en une adresse purement mécanique et en une application de formules toutes faites.

Il reste à examiner quelle langue autre que la maternelle nous choisirons de préférence pour le développement des jeunes Français. Ici commence la grande luette des « humanités anciennes » et des « humanités modernes. » Rappelons d’abord, en les systématisant, toutes les raisons qui recommandent l’étude des lettres latines, et, s’il est possible, ajoutons-y encore des raisons nouvelles, tirées des lois de l’évolution nationale et des lois de l’évolution individuelle. Devant les mêmes attaques, il faut bien recommencer la même défense.

L’évolution de l’esprit national ne peut s’opérer sans une constante solidarité avec le passé où le présent a son origine. Comment nier qu’il existe, dans toute race et dans toute nationalité, une sorte d’hérédité intellectuelle ? Par elle se transmet un certain esprit commun, qui est le génie de la race entière, l’âme de la patrie. Cette solidarité intellectuelle et morale complète la solidarité organique qui relie chaque génération à la suite indéfinie de ses devancières. Or, il est bien évident que nous avons des liens historiques et organiques avec le monde latin, qui subsiste encore partiellement dans le monde moderne où se meut notre patrie actuelle.

La tradition, si souvent invoquée en faveur du maintien des études latines, — et dont ici même M. Brunetière parla jadis avec tant d’élévation, — la tradition n’est-elle qu’un préjugé, ou