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le corps, c’est le jeu qui est la meilleure des gymnastiques, parce qu’elle est la plus naturelle, la plus générale et la plus agréable : toute gymnastique « scientifique, » avec agrès et mouvemens systématiques de tels et tels membres, risque de déséquilibrer l’organisme. Comment oublie-t-il encore ces principes quand il passe à la gymnastique de l’esprit ? Les études littéraires exercent toutes les fonctions mentales à la fois et leur donnent cette suprême aisance de mouvemens où M. Spencer place le principe de la grâce. Les lettres, la poésie, l’éloquence, ce sont les jeux olympiques de la pensée : elle en sort à la fois fortifiée et glorifiée.

Mais, si la littérature offre le caractère de tous les jeux d’art, elle a en même temps le sérieux par excellence. La vraie raison pour laquelle on doit l’enseigner avant tout le reste, c’est qu’elle est une sorte de philosophie libre et vivante. Elle est une vue d’ensemble sur le monde, — d’abord sur le monde des sens et de l’imagination, le premier avec lequel les enfans entrent en contact, puis sur le monde intellectuel, moral et social ; elle est une série d’échappées sur l’art, sur la morale, sur la science. La littérature est quelque chose de plus encore : elle est, pourrait-on dire, le battement de cœur de l’humanité même, battement qu’il s’agit de communiquer à tous si l’on ne veut pas qu’il s’arrête.

Un autre principe essentiel de la pédagogie évolutioniste, nous l’avons vu, c’est que l’évolution mentale doit être due à l’activité personnelle de l’enfant, non à un enseignement passif ; or, les exercices littéraires, — traduction, composition, analyse et explications, — sont le principal moyen de mettre en jeu l’initiative intellectuelle des enfans ou des jeunes gens : nous avons montré, dans une précédente étude, que l’enseignement scientifique est inévitablement passif. Le livre de sciences, surtout, ne s’adresse guère qu’à la mémoire ou au raisonnement déductif ; il n’exerce qu’une certaine faculté, certaines cellules du cerveau, toujours les mêmes, et dans le même sens. Ou il laisse le lecteur inerte, ou il lui demande un effort exagéré de compréhension sur un seul point, — effort ennuyeux par-dessus le marché ; d’invention, il n’en exige pas. Il est en cela semblable à la gymnastique savante dont nous parlions tout à l’heure, qui, réprimant toute liberté d’initiative, impose à un muscle déterminé d’avance un travail répété, fatigant et sans intérêt. Plus cet exercice est énergique, plus il est dangereux : les enfans dont on veut faire des athlètes restent des avortons, ceux dont on veut faire trop tôt des savans restent des imbéciles. Le livre littéraire, lui, fait successivement appel à toutes les facultés de l’esprit : outre ce qu’il dit, il laisse entendre une foule d’autres choses ; non-seulement il vous fait comprendre,