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Quoiqu’elle ait été un échec assez habilement déguisé, elle prêtait au merveilleux, et l’on s’en est servi, comme du roman d’Arcole, pour écrire les premières pages de la légende napoléonienne.

Ainsi, l’on a beaucoup et longtemps répété cette phrase : « Songez que, du haut de ces monumens, quarante siècles vous contemplent ! »

Après son retour, le général Bonaparte portait un sabre turc et se montrait, en public, suivi de mamelucks dans leur costume national. Des mamelucks faisaient encore partie, en 1812, de la garde impériale.

Quand les débris de l’armée d’Égypte revinrent en France, ceux qui s’étaient montrés les plus sévères pour le général Bonaparte, pendant la campagne, furent séduits, tous les premiers, par sa grandeur nouvelle, et l’on ne retrouvait plus dans leurs récits que les triomphes des Pyramides et d’Aboukir.

C’est ainsi que le côté héroïque de l’expédition d’Égypte a seul survécu dans nos souvenirs.

Le moment décisif pour l’avenir de notre pays a été celui du retour audacieux de Bonaparte. Il y avait de très grandes probabilités pour qu’il fût arrêté par une croisière anglaise. S’il eût été amené à Londres comme prisonnier, on ne lui aurait pas attribué alors le séjour de l’île d’Elbe ou imposé celui de Sainte-Hélène, mais on l’aurait probablement logé sur un ponton. L’Europe, les Français eux-mêmes, n’auraient vu en lui qu’un déserteur malheureux, et il aurait perdu tout son prestige.

Bonaparte, vaincu ou prisonnier, aurait rendu Napoléon impossible ! Et qui pourrait dire ce qu’eût été, sans Napoléon, l’histoire des vingt premières années de ce siècle ?

C’est aux Anglais seuls qu’a profité le prologue de la campagne d’Égypte, la prise de Malte. Ils y sont encore. Ce sont les Anglais qui ont forcé Bonaparte à lever le siège d’Acre et qui ont obligé ses successeurs à évacuer l’Égypte. (Ils sont, en ce moment, en Égypte comme à Malte.)

Les Anglais avaient compromis la gloire et l’avenir du général Bonaparte ; il ne le leur a jamais pardonné. La haine qu’il leur avait vouée l’a conduit aux excès du blocus continental, et ceux-ci ont amené : l’expédition de Portugal, l’invasion de l’Espagne, la campagne de Russie et la chute de l’empire.

Si le général en chef Bonaparte avait été pris, en cherchant à quitter l’Égypte, l’histoire de France ne contiendrait pas les pages glorieuses d’Austerlitz, d’Iéna, de Friedland, mais on n’y trouverait pas Leipsick, Waterloo et Sedan.


P. VIGO ROUSSILLON