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achevait les forts commencés autour du Caire, et l’on fortifiait avec soin la place d’Alexandrie. Le nouveau général en chef s’était montré bon général, politique habile, administrateur prévoyant, et nous venions de faire, en réalité, pour la seconde fois, la conquête de l’Égypte. Mais nous avions perdu dans ces insurrections, dans les combats de rues et les batailles, d’excellens soldats qu’il était impossible de remplacer comme qualité. Sous le rapport du nombre, Kléber avait fait entrer dans nos rangs des Syriens, des Coptes, et même des nègres. Tous les tambours de la 32e étaient de cette race. On les avait habillés de drap noir et tout galonnés d’argent. Le général en chef avait aussi créé une légion copte, dont tous les officiers et les sous-officiers étaient Français. Les caravanes de Syrie, d’Arabie, du Darfour, avaient commencé de reparaître au Caire. Tout semblait renaître quand un malheur terrible, irréparable, vint frapper l’armée.

Nous apprîmes, le 17 juin, la fatale nouvelle de l’assassinat du général Kléber par un musulman fanatique. Le général se promenait, dans la jardin de la maison du quartier-général, au Caire, avec M. Protain, architecte de l’armée. Il lui montrait les travaux de réparutions qu’il y avait à exécuter pour faire disparaître les traces de projectiles qu’avait laissées la dernière insurrection, quand un Turc, qui s’était caché dans une citerne abandonnée, se jeta sur le général et lui plongea deux fois un poignard dans la poitrine. M. Protain, qui cherchait à défendre le général avec une petite canne qu’il portait à la main, reçut également un coup de poignard ; il en guérit ; mais le général en chef était mort presque aussitôt.

L’armée fut consternée de ce malheur si imprévu. Le général Kléber s’était montré, sous les ordres de Bonaparte, assez frondeur, peut-être un peu indiscipliné en paroles, cependant c’était lui que Bonaparte avait choisi comme le plus digne. Il avait encore grandi avec le danger. Kléber avait véritablement sauvé l’armée à Héliopolis, et depuis il avait complètement rétabli notre situation en Égypte.

Le général Menou allait, comme le plus ancien des généraux de division, remplacer le général Kléber. L’armée faisait entre eux une grande différence. Kléber avait eu les sympathies de tout le monde, et était accompagné, dans la tombe, par des regrets universels. Menou était peu connu, et cependant peu estimé. On le tournait en ridicule ; il se faisait appeler Abdallah et laissait croire qu’il s’était fait musulman. Il en avait adopté les mœurs et s’était donné un sérail qu’il quittait le moins possible. L’armée aurait bien préféré le général Reynier, ami intime de Kléber, initié à ses projets.