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poursuivre le centre. Mais celui-ci, déjà rallié, les reçut vigoureusement et avec sang-froid. Pendant ce temps, la division Lannes, qui avait continué de filer à l’extrême droite, s’aperçoit que la redoute est à peu près dégarnie. Elle y court aussitôt, y entre par la gorge, couronne les parapets et s’y maintient malgré le feu violent des escadres. Quand les Turcs virent la redoute occupée derrière eux, ils voulurent y rentrer, mais ils furent reçus par un feu meurtrier partant de tous les parapets. Pendant que ceci se passait, le 1er bataillon de la 32e avait aussi continué de se porter en avant, par la gauche, de façon à tourner également les Turcs par leur extrême droite. Nous nous étions formés en bataille sur le terrain qui se trouvait entre la gorge de la redoute et la mer, en potence derrière le retranchement des Turcs. Nous fûmes là sur le point de prendre une chaloupe anglaise, portant un personnage que l’on crut être le commandant de l’escadre, sir Sydney-Smith. Il ne s’en alla pas sans avoir été, du moins, bien salué à coups de fusil.

Les Turcs qui étaient sortis pour suivre notre centre, ne pouvant rentrer dans la redoute, furent obligés de passer sous le feu de deux de ses faces, pour se rejeter vers nous, et nous leur barrions le passage. Ils étaient comme affolés. Ils arrivaient en désordre, en foule confuse. Le nombre en était si grand que nos soldats n’osaient pas frapper les premiers qui se présentèrent ; mais bientôt on s’aperçut qu’éperdus, ils ne se défendaient pas, et ne cherchaient qu’à se sauver ; le bataillon tomba sur cette masse informe à coups de baïonnette. Là se produisit une scène de carnage horrible. Pris entre la redoute, qui les fusillait, le centre qui les talonnait, et notre bataillon, qui était sur leur flanc, ces malheureux Turcs furent presque tous massacrés.

Nous marchâmes pêle-mêle avec les fuyards, au village qu’il fallait traverser pour aborder le fort ; mais là s’engagea, dans les rues, un combat plus meurtrier pour nous.

Ce village d’Aboutir formait le camp des Turcs. Le séid Mustapha-Pacha, général en chef du corps expéditionnaire, s’était réfugié, avec ses janissaires, dans l’une des principales maisons. La compagnie de grenadiers, dans laquelle je servais, attaqua cette maison. Nous essayâmes d’enfoncer la porte. Nous nous serrions contre les murs, ce qui gênait les Turcs pour tirer sur nous, mais, de la terrasse, ils assommèrent plusieurs grenadiers avec de grosses pierres, des meubles et tout ce qui leur tombait sous la main, même des couffins pleins de sacs d’argent. Enfin, la porte céda et nous nous précipitâmes dans la cour. J’étais en tête. Un Turc furieux vint à moi, le sabre à la main. Je pouvais le tuer en faisant feu